Foot populaire vs foot business
Foot féminin : des sirènes bien en jambes
Mélissa a appris à jouer au pied des immeubles, avec les garçons. « Ils m’ont toujours respectée, beaucoup. » L’air sérieux, elle arbore un maillot du Barça dans les couloirs du nouveau centre social. Beka, son entraîneur, la porte aux nues : « Mélissa, c’est la Maradona de l’équipe, c’est notre milieu créateur ! » L’intéressée ne rougit pas, mais cligne des yeux sous le compliment : « À la base, je jouais dehors, dans la rue, puis à la Castellane, la cité la plus proche de chez moi, où on jouait en District, à sept. Après, je suis allée à Aix, en DH, et là, on jouait à onze, contre des villes, pas contre des quartiers. Puis j’ai tenté ma chance au centre de formation de Lyon. Comme ça me passionne, je rêvais de devenir professionnelle, mais je suis vite redescendue sur terre, parce que j’avais pas de bons bulletins. Alors je suis venue ici. » Ici, c’est l’Estaque, dans les quartiers Nord de Marseille. « C’est terrible, à Marseille, il n’y en a que pour l’OM, il ne reste que des miettes pour les équipements de quartier », souligne Beka, éducateur de rue et président du LSC-Estaque-Séon. « Jusqu’à présent, on avait rien, les filles se changeaient dans la fourgonnette. » Mais il en fallait plus pour le décourager. À Pasteur, le bidonville des hauts de l’Estaque où Beka a grandi, « le père de Kader avait un bar et nous prêtait la cave ; c’est là qu’on a appris à jouer au baby-foot, à la bougie ! »
Sandra est une des trois filles de Beka : « Nos mères n’aiment pas trop ça, parce qu’on se fait mal… La sœur de Célia s’est pété deux fois le genou. Moi, j’ai reçu un ballon en pleine figure et ça m’a éclaté les vaisseaux d’un œil. » Son père fait les présentations : « Célia, c’est la buteuse. Sandra, la stoppeuse. Avec Mélissa, elles sont l’ossature de l’équipe. Elles savent se parler, accueillir les nouvelles… » Ici, la culture de la gagne, ça ne veut pas dire faire n’importe quoi. « On a un peu négligé les titres pour prendre le temps de construire un groupe équilibré, y compris avec une fille qui avait un handicap moteur et de gros problèmes familiaux, mère célibataire, etc. On n’est pas à la poursuite de la gloire, on veut juste ne laisser personne sur le bord de la route. J’ai 80 filles au total, à partir de 4 ans ! Elles, ce sont les seniors. » Mélissa a 19 ans, Sandra et Célia, 18. Sandra : « Mon grand frère m’emmenait voir les matchs de l’équipe Kuhlmann. Ça m’a plu, je m’y suis mise et on m’a même proposé d’aller dans un centre de formation, mais ma mère n’a pas voulu, elle disait que j’étais trop jeune. »
Les débuts n’ont pas été faciles. « C’était pas gagné, mais maintenant, le quartier nous le rend bien, chaque fois qu’on joue, le stade est plein, il y a les frères, les oncles, les tantes. » Depuis dix ans, l’équipe a organisé un pressing de tous les instants. « Ici, il n’y a pas beaucoup d’activités pour les gamines. Moi-même, étant papa de trois filles, ça me touchait de près. Je suis de la vieille école, mais avec l’esprit ouvert. J’ai bénéficié de la confiance des parents, puisque ça fait des années que je bosse dans le monde associatif, pour sortir les gamines du quotidien, de la cuisine et des jupes de la maman, à travers le sport. » Responsable du secteur ado au centre social, Beka s’occupe du club de foot sur son temps libre, avec trois autres bénévoles, Sébastien, Kahina et Kader. Un toubib et un pharmacien donnent la main en fournissant les premiers soins pour les petits bobos.
Kader et Beka ont grandi à Pasteur et vivent toujours au même endroit, en HLM. Les habitants se sont battus pour être relogés sur place, avec les mêmes voisins que dans le bidonville, détruit dans les années 1990. « Notre boulot a d’abord été de changer les mentalités. Que les copains du grand frère, au lieu de lui dire, “Oh tu as vu, ta sœur elle se balade en short”, ils disent plutôt, “Oh, elle fait du foot, c’est bien”. Dès les premiers entraînements, je les ai vu se lâcher, se défouler, sortir tellement de choses qu’elles gardaient en elles… On voyait qu’elles avaient des capacités physiques, techniques et surtout morales. Je parle de filles entre quinze et dix-sept ans. En 2004, on a essayé de les mélanger avec les garçons, mais ils étaient un peu machos : “Le foot c’est pas pour les gonzesses”. » Célia commente : « Jusqu’à treize ans, le règlement permet la mixité. Après, les filles préfèrent souvent se tourner vers la danse ou des activités plus chichiteuses… »
Tout doucement, les mentalités évoluent, constate Beka. « Ça a été plus facile parce que mes trois filles jouent avec moi, ça inspire confiance. » Au départ, le club s’inscrit en Ufolep (foot loisir, initiation multisport) : pour voir si certaines ne voulaient pas se diriger vers le basket, le volley… « Mais elles ont toutes voulu faire du foot ! » Une première. Les filles jouaient en survêtement même à 40° à l’ombre. Se mettre en short était impensable, « elles avaient honte du grand frère [sic] ». Puis il y a eu l’affaire du voile. « J’en ai une, Asma, qui avait peur de jouer, peur que ce soit interdit. Et puis le président de la FFF a déclaré à la télé qu’elle pouvait jouer. De toute façon, faut pas exagérer, elle se couvre juste les cheveux avec un tissu. C’est le seul cas chez nous, mais c’est vrai que c’est de plus en plus courant. Il y en a qui sont voilées ici et qui se découvrent quand elles vont au bled ! Moi, mes filles sont pratiquantes, elles mettent le foulard pour prier à la maison, mais après elles se mettent la mini-jupe et elles sortent normales. »
Côté performance, il y a eu beaucoup de défaites et de nuls avant de savourer la première victoire. « En 2008, on a eu le prix du fair-play. On se prenait des branlées, mais on encaissait avec le sourire. Après, on a payé notre licence à la FFF, avec toutes les obligations qui vont avec, visite médicale, autorisation parentale… Et on a fait un vrai championnat, le U-18, à sept. Les deux premières saisons, ça a été mi-figue mi-raisin. Puis, en 2011-2012 et 2012-2013, on a fini championnes de Provence. » Deux années consécutives, du jamais vu. « Après ça, les petites ont voulu se mettre à onze. 2013-2014 a été une saison de transition. On a l’Everest à franchir et on a atteint la Galline1 ! » En hôte irréprochable, Mathieu, le directeur du centre social, offre l’apéro sur une table à l’extérieur. Beka poursuit : « Mes footeuses ont entre 18 et 21 ans, elles ont joué contre des femmes d’une trentaine d’années et elles ont tenu tête, je suis fier d’elles, franchement. Qu’il neige ou qu’il vente, elles sont toujours là, elles en veulent. Je regrette qu’une chose, c’est qu’on n’a pas encore de terrain approprié. On n’a même pas de synthétique, on joue sur de la terre battue, je te dis pas les “pizzas” qu’elles se font, peuchère, sur les cuisses, les genoux… » À Riaux, ils ont une pelouse synthétique depuis peu, « mais il y a une frontière entre eux et nous. Mais j’en veux à personne au niveau du quartier, par contre, les institutions… Tu imagines, il y a des gens qui traversent Marseille pour venir s’entraîner ici. Du coup, on doit partager nos créneaux avec eux. » Célia, qui habite Riaux : « De toute façon, on peut pas y aller, il y a le bar, les garçons, on n’a pas le droit. Pour un match, ça va, mais aller s’entraîner là-bas, non. Mon père, mon frère ne veulent pas. »
« On est un club sans toit, heureusement que le centre social nous soutient, précise Beka. Aujourd’hui, on est reconnus. Si tu les vois dans leurs maillots, elles sont magnifiques, elles sont fières ! Au début, les parents avaient peur qu’elles deviennent des garçons manqués, que leurs jambes se déforment. Aujourd’hui, elles sont trop belles, les parents hallucinent ! Elles sont bien dans leur tête, en confiance. » Sandra confirme : « On est bien plus que des coéquipières, on est des copines. Le LSC est un club familial, avec une bonne mentalité. Ça se ressent dans les matches, il y a beaucoup de solidarité, on s’amuse. »
Celui qui à 19 ans était le troisième gardien de la sélection algérienne explique sa philosophie : « LSC-Bassin de Séon, pour Loisir Sport Culturel. “Loisir” parce que le foot est avant tout un jeu. Et “Culturel”, parce qu’il y a ce brassage, ce mélange de cultures qui fait la force de ce quartier. J’ai tenu à mettre “bassin de Séon”, parce que ça prend des Riaux jusqu’à Saint-André, c’est pas seulement l’Estaque. » Soit dit en passant, Beka ne supporte pas les Parisiens qui rachètent tout et se croient chez eux, comme si, ici, c’était la Côte-d’Azur. « Avant, l’Estaque, c’était que des jardins et la mer, dessous, c’est que de l’argile. D’où l’implantation des tuileries. C’est ça qu’on appelle le bassin de Séon. La mer venait jusque-là, il n’y avait pas de route en bas, pas le quai. Dans ma jeunesse, on prenait le bain là, en face des bars. La seule route, c’était celle qui passe sous la gare. Quand on parle de l’Estaque, c’est pas de la nostalgie, mais moi j’ai envie de pleurer, je te jure. C’est cet esprit de quartier qu’on essaie de transmettre aux filles. “On lâche rien”, c’est la devise. Des années de bagarre pour obtenir un centre social. La même chose à l’entraînement : on repousse nos limites physiques et mentales. Gérer un conflit de quartier, la vie de groupe ou un match, c’est pareil. »
Même par -5°, le maillot trempé, les filles se donnent à fond. « On met tout en œuvre pour qu’elles s’éclatent, mais on parle ni d’argent, ni de gloire, précise Beka. Pour le fonctionnement, on a 10 000 euros de la politique de la Ville2, 5 000 de la Région et une aide en matériel de la mairie de secteur. Je raccole un ou deux commerçants pour le sponsoring des maillots. Ces filles, elles valorisent leur quartier. Elles ont une certaine notoriété, elles n’ont plus honte de faire leur footing sur les trottoirs. Après l’entraînement, je les raccompagne à la maison, même celles qui viennent de Noailles – le bouche à oreille et Facebook nous ramène des filles d’en ville. Notre projet est à long terme. Échelon par échelon, sans griller les étapes – de toute façon j’ai pas les moyens de l’OM… –, on va y arriver. Moi, mon but, c’est de voir une Estaquéenne interviewée à la télé et dire voilà, je viens de là, j’ai commencé là. Qu’elles soient fières de leur parcours, parce qu’en faisant du sport de quartier, on évite les rancunes, les bagarres, les mauvaises fréquentations. Là, on apprend à partager, à voir le sport autrement. On joue, onze contre onze, il y a une complicité, un sentiment collectif. Par les temps qui courent, c’est important. » Mélissa approuve : « En vérité, j’ai dû faire un gros travail sur moi-même, parce qu’en fait, on dirait pas, mais j’ai mauvais caractère, je m’énerve vite. Là, pour jouer en équipe, j’ai dû apprendre à dominer mes nerfs. » Célia renchérit : « Même si on perd, on rigole. On se crie dessus sur le coup, mais après, c’est fini. On est le seul club comme ça, quand on voit les autres, elles se battent entre elles, ça part en live, l’entraîneur est obligé de faire sortir des joueuses pour les séparer… Nous non, jamais. » Sandra met un bémol : « Bon, on va pas se mentir, une fois, petites, on s’est battues entre nous – au départ de l’embrouille, c’était moi ! Mon père nous a calmées en nous parlant d’esprit d’équipe. Il nous a dit qu’on était comme des sœurs, et depuis, ça y est, on s’aime trop ! Un gros mot peut nous échapper sur le terrain, mais jamais devant Beka, c’est notre père à toutes – bon, il se trouve que c’est le mien pour de vrai, en plus ! » C’est confirmé : ici, on rigole bien. « Il y en a qui essaient de débaucher nos filles pour monter une équipe, mais elles disent non, on reste à l’Estaque, se rengorge Beka. Dans le championnat de Provence, comme équipes marseillaises, il n’y a que nous, Mazargues et l’OM. En onze, on est les seules à représenter les quartiers Nord. Mon but, c’est de ne refuser personne. Les mentalités ne sont pas les mêmes. On a appris à prendre des gamelles et maintenant qu’on commence à gagner, nous sommes attendues partout. On sait se comporter, le dimanche elles viennent en survêtement, elles sont élégantes, elles serrent la main aux adversaires. On les invite à la troisième mi-temps, on boit un jus de fruit ensemble et on s’en va. On a appris ça, pas besoin d’insulter. Moi, j’ai vu des équipes, monsieur, leurs filles elles arrivent avec le joint à la bouche. Les miennes, même pas une cigarette. »
Sandra aime parler tactique : « Cette année, comme nous étions nouvelles en onze, on a joué beaucoup en défense, pour ne pas prendre trop de buts. Mais par goût, on préfère l’attaque. De toute façon, quand tu joues trop bas, tu finis par encaisser. Il faut dire aussi que cette saison, on avait juste l’effectif pile-poil, sans remplaçantes. » Elle nuance les propos de son père : « J’ai été suspendue pendant huit matches. Du coup, elles ont joué toute la fin de saison à 10, ou même 9 ! » Et elle ajoute, le regard franc et direct : « J’aurais aimé que ce soit juste pour un mauvais tacle, mais c’est parce qu’on s’est battues avec les adversaires… En fait, j’ai défendu ma copine, mais c’est moi qui ai pris. Ils me connaissaient, j’avais déjà eu des rouges avant… » Beka contre-attaque en contextualisant : « Le foot, c’est l’un des sports les plus violents. Pendant la Coupe du monde de rugby, je les ai emmenées voir un match. Elles m’ont dit : “On n’avait jamais vu une tribune aussi pleine et pas un gros mot, avec tous ces supporters mélangés”. Une autre fois, je les ai emmenées visiter le Camp Nou, lors d’un tournoi à Barcelone, où on a perdu contre des Allemandes en finale – elles faisaient 1m80 et on a perdu 1-0 ! C’était la dernière saison à sept, on a terminé super bien. Après, elles se sont posé un challenge, “on veut jouer à onze”. On s’est accordé un an pour s’adapter. Il y a des automatismes à trouver, la surface qui a doublé. Les règles, les hors-jeu, c’est pas pareil. On a quand même fini en milieu de tableau, 7 e sur 14, c’est pas mal. Moi, je suis fier, fier, fier ! Mélissa, Célia, ma fille, c’est toutes des battantes. Contre Aix, Sandra a dû sortir, et une autre s’est blessée, elle s’est fait une “pizza” sur la cuisse, mais les autres l’ont convaincue de rester sur le terrain, elle a tenu le coup et on a gagné 2-0. La fille blessée, les autres l’ont portée en triomphe ! “Je sens plus rien”, elle crânait. J’en avais les larmes aux yeux, c’était magnifique. » Et pour la saison à venir, le club recrute.
1 Colline surplombant l’Estaque.
2 Subvention menacée par une restriction de 50 % des territoires concernés par la politique de la Ville. Restriction prévue par le gouvernement Valls sous prétexte de focaliser tous ses moyens sur les grands ensembles.
Cet article a été publié dans
CQFD n°123 (juin 2014)
Trouver un point de venteJe veux m'abonner
Faire un don
Paru dans CQFD n°123 (juin 2014)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Yohanne Lamoulère
Mis en ligne le 23.07.2014
Articles qui pourraient vous intéresser
Dans CQFD n°123 (juin 2014)
Derniers articles de Bruno Le Dantec