Grèce
Faut pas prendre les Hellènes pour des poires
« Il y a une menace de coup d’État militaire ! » menaçait Daniel Cohn-Bendit le 12 mai dernier, histoire de remettre une couche de terreur sur la dose de malheur que fait subir aux Grecs la stratégie du choc de l’économie de marché. Mais les Grecs ne sont pas seulement ce peuple écrasé par des mesures brutales relayées ad nauseam par les médias afin d’effrayer les autres peuples de l’Union européenne. En témoignent un certain nombre d’expérimentations de solidarité active se manifestant dans tout le pays. Et l’extension de ces pratiques, rendues nécessaires par la dégradation des conditions de vie, ne semble pas reposer sur la seule force de conviction de quelques militants, comme on le connaît ici. Ce qui fait peser une menace d’une autre nature pour la paix des marchés. Quelques exemples glanés auprès de notre correspondant à Athènes :
• Juste derrière l’Acropole, dans le quartier de Thissio, voilà deux ans que le supermarché Atlantic a fermé ses portes, emporté par la faillite de cette enseigne. Depuis neuf mois, six personnes ont récupéré ce lieu à l’abandon, après avoir mis en commun toutes leurs économies pour en payer le loyer. La coopérative qui s’y est installée s’appelle Synallois, « Avec les autres », et entend permettre aux habitants de se réapproprier leurs existences comme l’affirme sa déclaration fondatrice : « L’aggravation ou l’amélioration de la situation sont entre les mains de nous tous. Nous avons quelque chose à perdre. Aujourd’hui, nous sommes toujours en vie et nous serions fous si nous n’essayions pas de réaliser nos rêves. » Dans ce commerce de proximité d’un nouveau genre, les produits – comme l’huile, le miel, les fruits et légumes secs – proviennent directement de producteurs grecs et les prix sont largement inférieurs à ceux pratiqués dans la grande distribution pour des denrées de qualité bio. Concernant des productions plus « exotiques », telles que le cacao et le café, les locaux de Synallois servent de point de vente à des communautés d’Amériques latine et centrale. Le café est importé brut du Chiapas puis torréfié par une petite entreprise installée à proximité du Pirée, avant d’être ensaché et mis en vente. Pour animer des
échanges autres que marchands, quelques ex-salariés d’une importante maison d’édition offrent des conseils pour créer des lieux similaires et invitent régulièrement à des débats sur l’auto-organisation, la démocratie directe, les autres formes de production, de consommation et de commerce. « Ici, on connaît les gens qui produisent ce que nous consommons. Les relations sont plus intimes que dans un magasin ordinaire », explique Vassili, un habitué qui vient aussi pour consulter des livres et revues et se tenir informé des diverses activités prévues dans le cadre de la résistance à la crise.
• Les Agronaftes, eux, ne sont pas ces mythiques navigateurs partis à la poursuite de la Toison d’Or, mais des habitants d’Athènes qui, modestement, mettent en relation directe, depuis mars 2012, des agriculteurs de Laconie, d’Arcadie, de l’Attique ou encore de Corinthe avec des consommateurs de la capitale. Sur le même principe que les Amap, ils commandent des paniers de légumes et de fruits de saison, après avoir pris un engagement sonnant et trébuchant sur plusieurs mois afin que les agriculteurs puissent se procurer semences et semis. Libre à eux d’ajuster la composition de la livraison suivante, ou même, pour les plus acharnés, d’aller mettre directement les mains dans la terre en se rendant dans les exploitations agricoles.
• Parti du nord du pays au début de l’année, le Mouvement des pommes en terre a été créé par des associations et des assemblées locales. Un nombre grandissant de producteurs qui voyaient leurs produits, faute d’acheteurs, voués à être jetés, ont choisi de passer outre les intermédiaires. Dans la région de Thessalonique, des municipalités ont même été associées au projet : la mairie annonce l’heure et le lieu de la vente, les habitants inscrivent alors ce qu’ils souhaitent, des bénévoles font parvenir les demandes aux agriculteurs qui se présentent alors au rendez-vous convenu. Ainsi, en mars, dans la ville de Katerini – 60 000 habitants – ce sont, à côté des vingt-quatre tonnes de patates vendues, plus de cent tonnes de farine qui ont été distribuées. Et chacun d’y trouver son compte : tandis que les consommateurs paient jusqu’à trois fois moins cher pléthore d’aliments, les agriculteurs, eux, récupèrent davantage de monnaie que s’ils restaient inféodés à la grande distribution.
• De la Magnésie à Athènes, Patras, Volos, Thessalonique…, des monnaies de substitution apparaissent pour permettre l’accès à des produits alimentaires comme à divers services. Reprenant le principe des Services d’échanges locaux (SEL), actifs dans les années 2000 notamment en France, le fasoula, le tem, l’ovolos prennent comme mesure le temps consacré ou reçu dans les liens d’échanges de compétences et connaissances. Ici, l’étalon de valeur est clairement défini : une heure égale une heure, et le temps que le médecin consacre à son patient vaut bien celui que la femme de ménage investit dans sa lessive – manière de rappeler que toute activité est d’abord contribution à la vie sociale. Mais le principe ne se veut pas extensif : pas question de thésauriser des heures au-delà d’une certaine quantité afin de se prémunir de tout risque de spéculation, pas question, non plus, d’étendre le système à des participants dont les liens ne seraient pas avérés afin d’en maîtriser le fonctionnement. « Cette pratique n’est pas neuve, explique Thèmis, professeur à l’université. Dans les campagnes, les gens n’ont jamais eu besoin de beaucoup d’argent et la pratique de l’échange est une espèce de tradition. De fait, de nombreuses personnes ne découvrent pas quelque chose qui leur est étranger. Les liens entre la campagne et la ville restent très présents ici. »
• Reliquats dispersés du vaste mouvement des Indignés qui avaient rassemblé des centaines de milliers de personnes au printemps 2011, des assemblées locales organisent, notamment en Épire, en Crète, dans le Péloponnèse, à Tripolis, Patras et Thessalonique, débats et actions, ici pour bloquer les coupures d’électricité, là pour s’opposer collectivement aux huissiers. Ailleurs, les participants à la campagne « Je ne paie pas », après avoir gagné contre les compagnies autoroutières en ouvrant les péages, se fédèrent pour ne pas payer les nouvelles taxes exorbitantes imposées par l’Union européenne.
Cet article a été publié dans
CQFD n°101 (juin 2012)
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Paru dans CQFD n°101 (juin 2012)
Par ,
Illustré par Berth
Mis en ligne le 20.08.2012
Dans CQFD n°101 (juin 2012)
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