Pacôme Thiellement est un drôle de type. Un érudit à barbe et tignasse hirsutes, tellement passionné de David Lynch qu’il pourrait sans doute rejouer toutes les scènes de la série Twin Peaks. Il a écrit des bouquins sur le poète Gérard de Nerval, Led Zeppelin ou la « révolution gnostique », fondé des revues et des collectifs abscons, pondu des textes étranges et philosophiques sur à peu près tout ce que la planète comporte de (plus ou moins) sympathiques déviances. Bref, un chouette gonze.
Depuis fin 2021, Pacôme Thiellement a tenu sur Blast une sorte de longue et ambitieuse série documentaire intitulée Infernet, à laquelle cette chronique « Aïe Tech » doit beaucoup. En douze épisodes, il a arpenté certains des territoires les plus infernaux des réseaux sociaux, allant des vidéos de food porn boulimique du consternant Nikocado Avocado [1] à l’histoire de Tay, l’intelligence artificielle devenue nazie en 24 heures sur Twitter2. Le tout livrant un tableau ô combien sombre de notre outre-monde numérique : influenceuses à la psyché détraquée, sectes numériques en roue libre, dissémination d’arnaques à gogos… De chaque recoin de putréfaction d’internet, les douze cercles de l’Infernet, il a tiré des leçons. Son constat : « Nous sommes tous des kidnappés du spectacle. »
Il n’a pas fait les choses à moitié, Pâcome, s’immergeant corps et âme dans ses sujets, les lustrant d’exégèses philosophiques et de détails macabres. Il confesse d’ailleurs avoir craint pour sa « santé mentale » au fil de ce projet : « Ça pèse, c’est terrible [2]. » La dernière vidéo, qui signe la fin d’Infernet, remonte au 30 avril dernier. C’est sans doute la plus généraliste. Elle s’appelle « Comment Facebook et Zuckerberg ont détruit l’humanité – ou presque ». Ambiance. Il y défriche en accéléré l’histoire d’un phénomène qui, en l’espace d’une grosse décennie, a touché quasiment toute l’humanité et pulvérisé notre rapport au monde – 2004 : création ; 2021 : 3,5 milliards d’utilisateurs.
Pacôme décrit Facebook comme « la plus grosse arnaque en ligne jamais réalisée ». Commencé dans l’arnaque (voir le film de David Fincher sur le lancement du bousin, The Social Network, 2010), continué dans l’arnaque (vente des données privées des utilisateurs), disséminé politiquement dans l’arnaque (scandale Cambridge Analytica et élection de Trump). Une révolution copernicienne d’une tristesse sans nom, avec pour braqueur en chef un sociopathe qui a su disséminer son aigreur sur la toile entière, à la façon d’une invasion de punaises de lit : « Quand nous allons sur Facebook, nous allons dans le monde de Mark Zuckerberg, estime Pacôme. Nous lisons dans le visage des autres avec les mêmes yeux que lui. Et nous cherchons des amis dans le monde d’un homme qui n’a pas d’amis. Pire : qui n’a peut-être jamais eu l’ambition ou le désir d’en avoir. »
On comprend en lisant le bouquin que Pacôme Thiellement a tiré de sa série [3] que ce dernier sujet lui tenait particulièrement à cœur. Dans une postface intitulée « Internet et moi [une confession] », il raconte son rapport à la fois banal et effrayant à ce réseau social, sur lequel il s’est inscrit en 2008 et dans lequel il s’est enlisé, comme tant d’autres, offrant au monstre de Zuckerberg de précieuses heures quotidiennes et des bouts de son cerveau. La série Infernet semble avoir été pour lui une manière de se désintoxiquer par le mal, en allant quêter les manifestations les plus folles d’un mal plus général. Et ce dernier épisode lui permet de boucler la boucle, montrant comment Facebook nous a transformé en espions, en brutes, en juges et, in fine, en « connards ». Dans ce qu’il décrit comme « la prison psychique des réseaux sociaux », nous sommes devenus des mini-Zuckerberg, à la fois victimes consentantes et bourreaux enthousiastes, biches si aveuglées par les phares des réseaux que nous leur offrons toutes nos données pour mieux nous encager.
Une consolation : Facebook semble devenir un truc de vieux cons et son projet de Metavers est une foirade monumentale [4]. Une inconsolation : d’autres se pressent au portillon, toujours plus intrusifs. Bienvenue chez les connards augmentés.
[/Par Émilien Bernard/]