L’édito du n°222
L’ordre règne sur la France
L’autre soir, en sortant du local, régnait sur Marseille un calme inhabituel. Sur la Canebière, deux blindés montaient la garde, entourés de camions de CRS au pied desquels des keufs surarmés tenaient à l’œil les badauds. La veille encore, des centaines de jeunes, impressionnants de détermination, tenaient le pavé d’un centre-ville de moins en moins fait pour eux. Comme partout en France, le choc de la mort de Nahel avait suscité la colère des quartiers populaires soumis depuis des décennies à la relégation, au racisme et aux violences policières. Après la mobilisation contre la réforme des retraites, on s’est presque dit que le front de l’opposition était en train de s’élargir. C’était avant que le gouvernement n’envoie des unités antiterroristes pour défendre des vitrines. À l’heure où on écrit ces lignes, impossible de dire si le feu est éteint ou couve encore sous la cendre. Mais dans un cas comme dans l’autre, le tableau politique et sécuritaire est si noir depuis le début de l’année qu’on peine à prendre la mesure de ce qui est en train de se passer.
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Dans une tribune du Temps, quotidien suisse de référence, le politologue français Jean-François Bayart constate : « Une grammaire s’installe, qui brutalise les rapports sociaux, et dont on voudrait faire porter la responsabilité à l’“ultragauche”, aux “éco-terroristes”, à La France insoumise, alors qu’elle émane d’abord de certains médias et des pouvoirs publics, sous influence de l’extrême droite1. » Suppression de l’agrément d’Anticor, dissolution des Soulèvements de la Terre sous la pression de la FNSEA, mainmise accrue de Bolloré sur les médias, surveillance des militants… La liste qu’il dresse est aussi effarante qu’irréfutable. Dans le monde entier, les médias les plus modérés écarquillent les yeux devant la dérive autoritaire du macronisme. Les institutions internationales ne sont pas en reste : après le Conseil de l’Europe en mars, c’est l’ONU qui, le 30 juin, a rappelé le gouvernement français à l’ordre. À ces avertissements, le ministère des Affaires étrangères a répondu avec l’arrogance d’un État voyou.
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À la rédaction, parmi les lecteur·ices et tous les copaines, pas mal d’entre nous ont l’œil qui se mouille à l’idée d’un vaste soulèvement populaire qui emporterait avec lui le capitalisme et toutes les formes de domination. Et dans les immenses manifs de ce printemps, on a parfois eu l’impression enivrante d’être du bon côté de l’histoire. Mais ce que Le Temps et l’ONU nous disent du haut de leur tour d’ivoire, c’est que c’est peut-être dans les palais parisiens que se trouvent les véritables acteurs du moment. Et que les blindés dans les rues servent moins à éteindre l’insurrection-qui-vient qu’à permettre au gouvernement de s’émanciper des standards de la démocratie libérale : que les lois recueillent un consensus majoritaire et s’appliquent aussi aux puissants, que les médias ne soient pas le jouet d’une poignée d’oligarques, que les discriminations soient combattues, que cesse l’impunité de la police, que l’État remplisse ses propres engagements dans la lutte contre le changement climatique. De ce minimum, la France s’éloigne de plus en plus.
On s’est longtemps dit que le macronisme entendait diriger ce pays comme une entreprise, dont les habitants auraient été tantôt les clients blousés, tantôt de dociles employés. On était encore trop naïfs. Pour nos dirigeants actuels, la France est plutôt comme un vaste domaine dont ils seraient les propriétaires. Et ce domaine, ils entendent en faire ce qu’ils veulent, barricader les rues comme on dresse une clôture, imposer leurs règles comme on choisit de tondre une pelouse ou de la laisser en friche, mener la chasse aux gosses comme à des animaux nuisibles. Les mécontents commencent à savoir ce qui les attend. On va désormais au tribunal pour une banderole, un mot de travers, du sérum physiologique dans un sac à dos. Après cinq nuits de révolte, on dénombre plusieurs milliers d’interpellations et moulon de comparutions immédiates ou de déferrements devant le juge des enfants. Avec à la clé, pour certains, de la prison ferme.
L’horizon au bout du tunnel ? Si le pouvoir se crispe ainsi, c’est que les poches de résistance se multiplient et que leur possible convergence l’inquiète. L’État nous met au pied du mur : en instaurant un rapport de forces aussi brutal, il nous contraint à construire enfin les ponts qui réuniront tous ceux qui ne se satisfont ni de l’injustice sociale ni de la soumission politique. Au boulot.
1 « On sait mieux où va la France », Le Temps (01/07/2023)
Cet article a été publié dans
CQFD n°222 (juillet-août-septembre 2023)
Le dossier du mois n’est pas vraiment un dossier, plutôt une respiration estivale dans la grisaille sociale, à base de jeux de bon aloi, type « carte anti-touristique de Marseille » ou grand test « quel type de gentrificateur êtes-vous ». Du costaud pour frimer sur la plage. Pour le reste, on y cause étincelles & émeutes, Soulèvements de la terre en Maurienne, répression pseudo-anti-terroriste, mysticisme techno-sécuritaire ou chevauchées de Makhno. Du rire et des larmes de rage, quoi, au dosage millimétré.
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Paru dans CQFD n°222 (juillet-août-septembre 2023)
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Mis en ligne le 07.07.2023
Dans CQFD n°222 (juillet-août-septembre 2023)
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