Rénovation urbaine et chasse aux pauvres
Euromed 2 : la ville est morte, ville la ville !
« Parce que la vie fait la ville », martèlent les panneaux publicitaires d’Euromed 2. Lorsqu’il est accusé de déloger les habitants des Crottes1, quartier-village de Marseille situé entre le métro Bougainville et les docks, l’établissement public d’aménagement prétend construire sur des friches, dans des lieux « dégradés » et « enclavés ». C’est vite oublier qu’il aménage un quartier non pas décédé de mort naturelle, mais tué par plusieurs décennies de délitement programmé.
Dès le XIXe siècle, des maisons ouvrières poussent autour des fonderies et usines d’alumine. Face aux docks, les Crottes s’activent dans la réparation navale et l’agroalimentaire. Des marins au long cours, du Sénégal, des Comores et du Maghreb grossissent les rangs des dockers d’après-guerre. Le quartier devient l’arrière-cour des activités portuaires de Marseille, propice aux marchandages et à l’embauche, prolongeant la sociabilité à la sortie du travail sur le zinc des comptoirs ouvriers de la rue de Lyon. Dans les années 1970, l’agonie du port laisse place à l’essence et à la ferraille des Volkswagen, Ford et Peugeot. Et leur lot de casses automobiles et de restaurants ouvriers, où les manutentionnaires africains et nord-africains investissent les cuisines et les circuits courts de la vente informelle. Une nouvelle époque se dessine, avec la montée du chômage, la bidouille et les taudis qui se dégradent.
Dans les années 2000, le reflux des industries du littoral laisse à découvert des friches qui attisent la convoitise des promoteurs : Nexity, Constructa et autres Bouygues. L’opération urbaine Euromed 2, sur le périmètre des Crottes, est annoncée en 2007, dans le prolongement d’Euromed 1, poursuivant la conversion des docks en zone tertiaire et résidentielle de haut standing. Sous les bulldozers d’Eiffage, les huit vieilles cheminées de la centrale électrique du Cap Pinède sont remplacées par l’îlot démonstrateur d’Euromed appelé Smartseille, éco-cité labellisée de 4 000 logements et 58 000 m2 de bureaux.
Euromed lorgne aussi sur le foncier de la raffinerie de sucre déclinante Saint Louis, qui avait accusé la suppression de 80 emplois en 2015. Les syndicats vocifèrent contre cette spéculation par l’immobilier du tertiaire, qui s’accommode très bien du déclin forcé des activités ouvrières : ce ne sont sûrement pas les 20 000 emplois high tech annoncés qui résorberont les 34 % de taux de chômage chez les habitant•es du quartier.
De fait, avec le départ de la clientèle ouvrière et la relocalisation contrainte des concessionnaires automobiles vers la zone commerciale sud (La Valentine), les cafés, salons de coiffure et autres petits commerces disparaissent à leur tour. Puis la déclaration d’utilité publique (DUP) de 2017 fournit à Euromed l’arsenal juridique pour achever les dernières échoppes : les indemnisations d’éviction sont indexées sur le chiffre d’affaires des deux dernières années, réduites à peau de chagrin, quitte à imposer une retraite anticipée aux tenanciers : « Il n’y a plus de clients depuis que les boîtes ont fermé. Mon chiffre d’affaires a été divisé par deux. Avec ce qu’ils me donnent, je ne pourrai jamais repartir ailleurs », témoigne le propriétaire d’un snack historique de la rue de Lyon. Comme un dernier coup de massue à la survie des Crottes, la construction du centre social est avortée.
Mardi 22 octobre 2019, un violent orage s’abat sur Marseille et propage le feu dans le marché aux Puces, le cœur battant des Crottes. 200 forain•es sont évacué•es de ce lieu hors normes, informel et foisonnant, où le Marseille populaire se presse à la recherche de bonnes affaires. On a frôlé le coup de grâce, alors que l’existence du marché est remise en cause par un chantier attenant de Bouygues – 14 hectares d’équipements, logements et bureaux neufs.
Formées spontanément dans les années 1970 sur les espaces périportuaires, les Puces n’en sont pas à leur première correction disciplinaire. En 1989, elles ont été la cible du maire Robert Vigouroux, qui a tenté de les canaliser sur la friche de l’usine Alsthom2. Brocanteurs, brocanteuses et antiquaires, escorté•es dans l’enceinte du nouveau site, sont triés entre bon grain et ivraie. Les forain•es réfractaires à la structuration du marché alimentaire par le MIN (Marché d’intérêt national) des Arnavaux doivent être mis•es au ban. Malgré les 300 policiers qui déménagent manu militari les étalages, l’offensive est déjouée : la grève des légumiers-légumières et des marchand•es ambulant•es, l’énergie de survie de la population, tributaire du système D, et la fluidité des circuits d’approvisionnement méditerranéens des commerçant•es immigré•es débordent le programme officiel3. On estime la fréquentation actuelle à 100 000 visiteurs et visiteuses par semaine pour 600 forain•es et plus de 1 000 emplois. Sans compter le « off », boulevard du Capitaine-Gèze : des étals à même le sol, qui s’allongent au gré des interdits de vente à la sauvette dans le centre-ville et de la précarisation des conditions d’accueil des nouveaux migrant•es : « Je vends des pâtisseries maison pour faire vivre ma famille », confie Amal *, fraîchement débarquée d’Alger.
Bijoux de pacotille, hard-discount hallal et outillage professionnel côtoient sapes de seconde main et cagettes de légumes vendues en cul de camion. La mosquée Al Islâh, la salle des fêtes et les cafés renforcent la centralité de ce Marseille éloigné des cartes postales. Mais cette zone de marginalité est bel et bien dans le collimateur des aménageurs d’Euromed 2. Les forain•es craignent que la restructuration du marché officiel hausse le coût de location et exclut ceux qui dépendent d’une vente à bon marché. Quant aux vendeurs et vendeuses à la sauvette, ils sont de plus en plus stigmatisés par les édiles locaux, qui accentuent harcèlement policier et dénigrement médiatique.
Retour rue de Lyon, où Euromed met les petits proprios à la découpe : « J’ai passé ma vie d’ouvrier à me battre pour acheter cet appartement, je me suis endetté sur vingt ans, j’ai terminé de rembourser mon prêt il y a deux ans et ils me virent pour une bouchée de pain ! » s’indigne Bernard. Les propriétaires occupant•es sont indemnisé•es au prix du marché, point. Mais qui accepterait sans sourciller le prix misérable d’un marché immobilier asphyxié par quinze ans de politique de préemption pour un foyer qui représente les économies d’une vie ? « On ne peut rien acheter, on a essayé de louer mais on s’est fait refuser parce que nos retraites sont trop petites » : Bernard et Jeanne, octogénaires, indemnisés 1 000 € le mètre carré, peinent à retrouver un logement équivalent dans le quartier. Ils s’en sont sortis un temps grâce à un voisin qui leur louait un studio. Las : ce dernier s’est vu à son tour exproprié, ce qui a obligé le couple à refaire ses valises. Deux nouvelles portes murées sont donc venues s’ajouter à la collection déjà bien fournie du quartier : depuis 2003, toute cession immobilière y fait systématiquement l’objet d’un rachat contraint par Euromed et d’une « mise en sécurité » qui consiste à murer et à dévitaliser les logements – cuisines et salles de bains sont démolies à coups de massue. Petit à petit, le quartier se vide : « J’ai l’impression de vivre avec des fantômes », déclare une habitante, désignant de la tête les deux portes murées de son palier.
Malgré les promesses de la DUP4, les propositions de relogement reçues par les locataires des logements rachetés sont bien éloignées des constructions flambant neuves. Étonnant qu’un établissement qui a vendu des milliers de mètres carrés de ville à des promoteurs privés ne parvienne pas à négocier, dans les milliers de nouveaux logements qu’il fait sortir de terre, une cinquantaine de places pour les locataires qu’il déloge. Face à la pénurie de logements sociaux à Marseille, Euromed, par courrier, invite même certains délogés à « effectuer des recherches de [leur] côté » dans le privé. La lettre ajoute que depuis « le drame de la rue d’Aubagne en novembre dernier, la Ville de Marseille est confrontée à une crise du logement sans précédent ». À sa réception, Ali s’exclame à bout de nerfs : « Ils construisent 30 000 logements et ils sont pas foutus de nous en trouver un ? Avec ce que je gagne, je vais me retrouver dans un immeuble qui s’effondre ? » Depuis sa fenêtre, on aperçoit Smartseille, où on vient de lui refuser une place.
Le 15 mars 2018, Euromed y organise une réunion de concertation. Le collectif de la rue de Lyon « On se laisse pas faire » s’y invite. Face aux habitant•es délogé.es qui expriment leur colère au sujet de la dégradation du quartier, des expropriations à bas prix et de l’avenir du marché aux Puces, le communicant déroule imperturbablement son PowerPoint : devant les images de synthèse des toits-terrasses avec vue sur mer, construits sur les ruines de leurs logements, une habitante se révolte : « On me vire de chez moi, pourquoi je ne pourrais pas aller là-bas ? »
Restent quelques tranches de vie dans un quartier balayé par la brutalité spéculative : les squatteurs et les squatteuses. Encore une fois, Euromed est tout équipé pour déblayer le terrain : gardiennage systématique des portes, prestataire de sécurité privée et encouragement des voisins à la délation. Depuis un an et demi, personne n’est parvenu à se loger dans le bâti propriété d’Euromed. Quand il n’est pas encore en possession d’un bâtiment squatté mais aspire à l’acquérir, Euromed ne se prive pas de mettre la pression au propriétaire pour que les occupant•es soient expulsé•es avant rachat.
Le 3 septembre dernier, 400 exilé•es sont ainsi délogé•es de deux squats rue Magallon, où ils avaient trouvé refuge pendant leur procédure d’asile. Lors de l’opération de police, seuls vingt-huit d’entre eux, considérés comme « très vulnérables », sont conduits dans des centres d’hébergement d’urgence. La plupart des autres se rabattent sur les appartements abandonnés de la cité Kalliste. D’autres s’installent à quelques dizaines de mètres du squat, sous une passerelle de métro désaffectée, entourée de bâtiments vides, de décharges et de friches. Mais, apparemment, ici aussi ils dérangent : quelques jours plus tard la police démolit les quelques cartons et pneus entassés pour abriter les affaires du vent, jetant effets personnels et papiers d’identité dans une benne. Face à la double peine de la politique de gentrification couplée au harcèlement policier des exilé•es, Ayola explose : « Mais ils veulent qu’on aille où ? Le squat était pourri, sans eau, bondé, bruyant et pas un endroit où s’allonger. Maintenant on se cache ici, dans la rue, y a personne, on dérange personne. Et ils nous dégagent encore ! Qu’est-ce qu’ils veulent ? Qu’on crève ?! »
Encore quelques années et Euromed pourra affirmer apporter de nouvelles vies dans un quartier mort. Qu’il aura lui-même tué. En attendant l’arrivée des bulldozers, il ne reste plus qu’à tenir la façade de ces alignements de maisons fantômes et à se prémunir contre les intrusions des squatteurs et squatteuses. Quoi de mieux que des caméras ?
Des « yeux dans le quartier », pour reprendre l’expression d’un bureaucrate d’Euromed. Des yeux, des vrais, et si possible portés par des visages qui offriront une belle vitrine aux investisseurs de demain : des yeux d’artistes, d’artisan•es éco-responsables, de startuppers pleins de belles idées, enclins à jeter un œil sur le voisinage et qui, sûrs de leur bon droit, dénonceront l’exilé•e qui tentera de s’introduire illégalement dans le bâtiment vide d’à côté. Pour cela, l’urbanisme temporaire offre une solution clé en main : fresques urbaines, festivals de musique, ateliers d’artistes, économie sociale et solidaire.
Euromed n’a pas oublié les bonnes vieilles techniques : faire venir quelques bobos dans le quartier a toujours été le lubrifiant idéal pour faire passer la pilule de la gentrification.
* Tous les prénoms ont été modifiés.
1 Le quartier tire son nom d’un mot provençal signifiant « grottes ».
2 L’emplacement actuel du marché, entre l’avenue du Cap-Pinède, le boulevard du Capitaine-Gèze et la rue de Lyon.
3 Le lien et le gain : ethnographie d’une place marchande informelle, le cas du marché aux Puces à Marseille, Michel Peraldi et Véronique Manry, Laboratoire méditerranéen de sociologie, 2002.
4 « La ZAC Littorale elle-même doit être le lieu de création de plus de 1 300 logements sociaux dont certains seront réalisés avant les premières démolitions prévues sur la rue de Lyon. »
Cet article a été publié dans
CQFD n°181 (novembre 2019)
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Paru dans CQFD n°181 (novembre 2019)
Dans la rubrique Le dossier
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Illustré par Yohanne Lamoulère
Mis en ligne le 07.01.2020
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