Un témoin libéré de l’autocensure
Entretien avec Gideon Levy, journaliste israélien indépendant
CQFD : Gideon Levy, vos articles dépeignent l’occupation israélienne sans concession. Cela affecte-t-il vos rapports avec le reste de la rédaction de Haaretz, le quotidien qui publie vos chroniques ? Êtes-vous critiqué par vos confrères ? Subissez-vous une quelconque censure ?
Gideon Levy : Je vais vous raconter une anecdote assez significative. Au journal, nous avons une machine à expresso. De temps en temps, je vais me faire un petit café et dans le placard où sont rangées les capsules, j’ai trouvé plusieurs dossiers. Le plus épais d’entre eux portait l’intitulé « Gideon Levy, annulation d’abonnements » ! Je suis en fait très fier d’écrire pour Haaretz, qui m’a toujours soutenu. J’interviens aussi dans une émission télévisée hebdomadaire qui ne vise qu’à montrer une chose : Israël est une véritable démocratie – mais uniquement pour ses citoyens juifs. J’ai la chance d’en être, donc, en tant que journaliste juif, j’ai toute liberté. Il n’y a pas de censure gouvernementale. Pourtant la censure assurément existe – sous la forme beaucoup plus insidieuse de l’autocensure. Contre la censure d’État, il y a toujours une résistance possible, mais si c’est une censure volontaire, c’est plus difficile.
Qu’est-ce qui, dans l’évolution récente de l’État d’Israël, a rendu possible la situation décrite par vos articles, cet aveuglement suicidaire de la société israélienne ?
D’abord, il faut savoir qu’il n’y a pas à ce jour de vrai camp de la paix en Israël, ni de vraie gauche. Il y a environ dix ans, Ehud Barak revenait de Camp David en proclamant qu’il n’y avait pas de partenaire palestinien, qu’il avait offert la lune et que les Palestiniens n’en avaient pas voulu. En 2002, il y a eu les kamikazes et les explosions de bus, ça a été le grand test de la gauche israélienne. Elle a lamentablement échoué. Cela a d’ailleurs donné raison à un ami palestinien qui dit que, sous le vernis progressiste de la plupart des Israéliens, en grattant un peu, on finit par trouver un nationaliste de droite.
C’était vraiment bien de saluer le gouvernement lors des accords d’Oslo et de protester contre les massacres de Sabra et Chatila par des milices chrétiennes qui étaient sous la protection d’Israël. C’était vraiment bien de faire des films comme Valse avec Bachir, qui prouve que les véritables victimes sont en dernière instance les soldats israéliens : le militaire a des insomnies, il doit aller chez le psy, il est tellement sensible, le pauvre. Il tue et il pleure ! Mais quand on cherche le vrai camp de la paix, la vraie gauche, on ne trouve plus rien. Je me rappelle une blague des années 1970 où on disait que deux Israéliens partageaient trois points de vue. Aujourd’hui trois Israéliens partagent difficilement ne serait-ce qu’un seul point de vue. Il n’y a plus de discussions politiques en Israël, plus de manifestations. Les seuls sujets de conversation sont les prochaines vacances, la dernière jeep, les salaires… C’est le symptôme d’une société malade. La société israélienne n’est pas encore une société fasciste,mais toutes les conditions sont réunies pour le fascisme.
Pouvez-vous décrire plus précisément ce processus d’autocensure ? Comment expliquez-vous, par ailleurs, l’autre autocensure – celle de la communauté internationale ?
Vous savez, quand les jeunes Israéliens finissent leur service militaire dans les territoires occupés, ils partent en Inde ou en Amérique du Sud, pour se changer les idées – des endroits où on ne parle guère du conflit israélo-palestinien, et naturellement, ils ne vont pas aborder ces questions là-bas. Eux-mêmes ne semblent pas voir ce qu’ils font et ce qu’ils ont fait. Ils n’en parlent pas. Ce n’est pas un hasard si le service militaire est obligatoire à l’âge de 18 ans et non pas plutôt à 30 ans. Quand j’avais 18 ans, on m’avait certes lavé le cerveau mais je voyais, moi aussi, les choses différemment. En ce qui concerne la deuxième question, le silence de la communauté internationale s’explique, je crois, par une combinaison de facteurs. Il y a bien sûr le précédent de l’Holocauste. Il demeure un sentiment légitime de culpabilité des Européens vis-à-vis d’Israël et des juifs en général. Mais il faut aussi tenir compte de la vague massive d’islamophobie en Europe, qui est d’ailleurs aussi très présente aux États-Unis et qui sert parfaitement les intérêts israéliens. De plus, les Européens s’alignent sur une politique américaine, notamment influencée par le pouvoir incroyable qu’exercent les lobbies pro-israéliens. Je n’oublierais jamais cette scène honteuse lorsqu’un représentant de l’Union européenne, au moment où l’agression israélienne battait son plein à Gaza, est venu serrer la main d’Ehud Olmert et l’a encouragé à continuer, au cours d’un dîner à Jérusalem. Pas un seul représentant européen n’a daigné se déplacer à Gaza. L’un d’entre eux a même déclaré qu’il avait passé la meilleure soirée de sa vie !
Pour moi, un véritable ami d’Israël doit critiquer et agir activement contre la colonisation. Si un de vos amis devient toxicomane, vous n’avez que deux possibilités : soit vous lui donnez beaucoup d’argent pour qu’il achète davantage de drogues, soit vous l’incitez – de force, si nécessaire – à suivre une cure de désintoxication. Cela peut déclencher de la haine et des déchirements,mais c’est la seule façon d’agir si vraiment vous vous souciez de votre ami.
Vous avez, à plusieurs reprises, écrit dans vos articles que si les Israéliens ne payaient pas le prix de l’occupation, ils ne pourraient pas changer. Ne pensez-vous pas,malgré l’apathie des chefs d’États, que des formes de sanctions internationales peuvent exister, à travers les campagnes civiles de boycott notamment ?
C’est compliqué pour moi de vous répondre, car je suis un Israélien qui ne boycotte pas Israël, puisque je vis en Israël. Difficile donc de prôner le boycott pour les autres. En même temps, j’estime que les criminels de guerre doivent être traînés en justice et rendre compte de leurs actes. Et s’il n’y a aucun effort de la part d’Israël pour agir en ce sens, alors il est du devoir de la communauté internationale de faire pression pour que la justice soit rendue. C’est une possibilité d’intervention depuis l’extérieur. Le boycott, comme nous le savons, a bien fonctionné en Afrique du Sud. Mais la comparaison avec l’apartheid n’est même plus pertinente. Il y a peu, j’ai accompagné une délégation sud-africaine de militants des droits de l’homme dans les territoires occupés. Ils ont constaté que l’occupation israélienne était, à certains égards, pire que l’apartheid. La réaction spontanée des Israéliens devant le boycott sera la suivante : « Le monde est antisémite, le monde est contre nous. »
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Vous avez été membre de l’équipe de Shimon Peres de 1978 à 1982. Que s’est-il passé depuis votre démission ? Pouvez-vous expliquer cette évolution ? Avez-vous effectué une réévalution du sionisme, comme Hannah Arendt dans Zionism Reconsidered ?
Comme j’ai l’habitude de dire, j’ai fait mon service militaire et même pire que ça : j’ai travaillé avec Shimon Peres ! J’étais son directeur de cabinet. Vous savez, quand on a vingt-six ans, on est plus stupide et plus réceptif au lavage de cerveau qu’à cinquante-six ! Mon histoire personnelle est parlante. Quand j’ai démissionné du cabinet, j’ai commencé par faire ce que la plupart des Israéliens ne font pas, j’ai voulu voir les territoires occupés. Et c’est seulement après avoir parcouru Gaza et la Cisjordanie que j’ai vraiment compris ce qui se tramait dans l’arrière-cour de « la seule démocratie du Moyen-Orient ». Ce qui me pousse à une conclusion plutôt optimiste : si les Israéliens voyaient ce que j’ai vu, alors leur opinion serait différente. Mais tout le système est organisé de façon à les empêcher de voir et de savoir. Quand bien même ils voient, le système fait en sorte qu’ils aient toujours bonne conscience. Nous sommes persuadés d’avoir l’armée « la plus morale du monde ». Non pas la deuxième ou la troisième armée la plus morale du monde, non ! La première ! L’armée israélienne est encore plus morale que celle du Liechtenstein ! Cette illusion est entretenue par les médias qui conduisent depuis plus de dix ans une véritable campagne pour déshumaniser les Palestiniens. Et c’est à cause de cette déshumanisation que les Israéliens peuvent à la fois se croire des êtres moraux et continuer à perpétrer des actions immorales. Si vous grattez un peu le vernis de la morale israélienne, vous verrez que la grande majorité d’entre eux, y compris les personnes dites de gauche, ne considèrent pas les Palestiniens comme des êtres humains à part entière. Ce ne sont pas des êtres humains comme nous, ils ne peuvent pas être nos égaux. Une fois, lors d’une émission de télévision, on a demandé à un médecin palestinien, Ahmad Tibbi, membre de la Knesset [le Parlement israélien] : « Êtes-vous docteur, monsieur Tibbi, ou palestinien ? » Il m’est arrivé d’écrire que les Palestiniens ne devaient pas être traités comme des bêtes et de recevoir des lettres de protestation de lecteurs… affiliés à la société protectrice des animaux ! Cette déshumanisation n’est pas anecdotique. Ce n’est pas un phénomène marginal, elle est constitutive de l’occupation. Il suffit de voir comment la guerre à Gaza a été couverte. Je me refuse d’ailleurs à qualifier de « guerre » une incursion brutale de l’armée israélienne. Cette couverture médiatique en dit long sur le processus de déshumanisation. Par exemple, les médias ont incité les Israéliens à aller dans leurs jeeps sur les hauteurs qui surplombent Gaza pour assister au spectacle des lueurs provoquées par les bombes au phosphore qui décimaient la population civile.
Je vais vous donner un autre exemple de cette déshumanisation qui va vous sembler grotesque mais qui est bien réelle et que je peux prouver. Deux chiens ont été tués lors de l’opération « Plomb Durci ». L’un a été tué à Ashkelon par une roquette Qassam. La photo de ce chien mort a fait la une des deux principaux journaux israéliens. Avec les témoignages de la famille en pleurs, rivalisant d’hommages à l’intelligence et à la gentillesse du chien. Ce même jour, précisément, il y a eu cent Palestiniens tués. Cela n’a été mentionné qu’en page 16 et 18 de ces mêmes journaux. L’autre chien – de l’armée – est mort à Gaza, il a aussi fait la une des principaux titres. Il avait un nom, une tête, ses photos dans les journaux. Mais les 1 400 Palestiniens assassinés n’ont eu ni visage, ni nom, ni photo, rien. En ce qui concerne la deuxième partie de votre question, sur le sionisme, c’est compliqué… Je suis assurément un patriote. On me demande souvent si je me considère comme un sioniste. Mais c’est un concept, disons, fluide. Il se peut que je sois antisioniste d’un certain point de vue. Mais si être sioniste, c’est considérer que le peuple juif a droit à un État, alors oui je suis sioniste. Tout dépend de la définition que vous donnez du sionisme. Mais je pense que du point de vue dominant, je ne suis assurément pas un sioniste.
Morceaux volés : Jusqu’à la prochaine partie de plaisir…
« Peut-être leur demandera-t-on des comptes, à ces analystes qui siégeaient dans les studios de la radio et de la télévision et dans les salles de rédaction. Ah ! les analystes, les fameux analystes, enthousiastes et va-t-en-guerre, comme ils ont encouragé, incité, pressé et applaudi ! Ils en redemandaient de cette guerre. Il fallait frapper plus fort, aller plus loin, tuer et détruire davantage. Pendant des mois, ils ont piaffé d’impatience pour qu’on engage enfin “l’opération d’envergure” qu’ils appelaient de tous leurs vœux et qui, lorsqu’elle s’est concrétisée, leur a fait pousser des cris d’encouragement et des sifflements d’admiration. Il ne faut pas sous-estimer l’influence qu’a pu avoir leur attitude.Face au vide, face à des politiciens malléables, ils ont pesé de tout leur poids. L’écho de leur voix a résonné dans le pays : il faut frapper un bon coup ! Ils ont décrété qu’il n’y avait pas de guerre plus réussie ni plus juste. Ils ont décrit avec enthousiasme des avancées militaires qualifiées de géniales, et passé volontairement les atrocités sous silence. Ils ont fait passer pour une guerre une attaque débridée contre des ennemis sans combattants. Pour eux, l’avancée de forces qui ne rencontraient aucune résistance était un combat, et des manœuvres militaires effectuées sur le dos d’une population civile impuissante, un succès. »
Gideon Levy, Gaza, articles pour Haaretz, 2006-2009, La Fabrique, 2009.
Cet article a été publié dans
CQFD n°75 (février 2010)
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Paru dans CQFD n°75 (février 2010)
Par
Illustré par Yann Levy
Mis en ligne le 04.04.2010
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