Récit de Djiby Sy

Du Sénégal aux Canaries : « Quand la mer s’agite »

Sénégalais, Djiby Sy a pris la mer le 7 octobre 2020 à Saint-Louis-du-Sénégal, direction les Canaries, archipel espagnol. Il visait l’Europe, empruntant pour cela une des routes migratoires les plus meurtrières d’Europe, dont on vous parlait dans « Sénégal, les pirogues de la dernière chance », article de Fall Amzer publié dans le numéro 197 de CQFD (avril 2021). Son récit à la première personne était seulement cité dans l’article. Nous vous le livrons ici dans son entièreté, évocation d’une terrible odyssée où l’optimisme et le courage gardent le cap.

« J’habitais à Saint-Louis, une ville de pêche du nord du Sénégal. Les touristes y viennent en nombre pour profiter de ses grandes plages et de ses quartiers de pêcheurs comme Guet Ndar, Santhiaba, Goxu Mbacc. Mais moi, je ne ne connais pas la mer : je ne suis jamais entré dans la mer, je n’ai jamais travaillé comme pêcheur. Alors c’était un peu compliqué pour moi, le fait d’entrer dans la mer, de manger à l’intérieur de la mer, de dormir dans la mer, de pisser dans la mer ! C’est ce qui m’a étonné dans un premier temps.

J’ai pris le départ depuis Saint-Louis. Là-bas, il y a la mer et la rivière. Il fallait donc d’abord traverser la rivière en pirogue pour se rendre à Ndiago, un village de pêcheurs à la frontière avec la Mauritanie. Ça m’a coûté presque 5 000 francs CFA1. Ensuite, pour la même somme, j’ai embarqué dans une deuxième pirogue chargée de m’amener jusqu’au port où on embarque. Là-bas, j’ai payé 30 000 FCFA2. Le chauffeur m’a dit qu’il fallait attendre la marée basse du lendemain. Au matin, on a roulé pendant quatre ou cinq heures jusqu’en Mauritanie. C’était un vendredi. J’étais censé partir le dimanche, mais il y avait trop de vent.

Comme la météo a tardé à s’améliorer, au final je suis resté dix-sept jours sur place, jusqu’à ce que le temps redevienne favorable. Ensuite, on m’a mis dans un taxi avec quelques gars et on est allés au point de départ. Sur place, la police patrouillait, si bien qu’on a dû se cacher sous les arbres. Après deux ou trois heures, les agents sont repartis.

Après minuit, on a commencé à charger les bagages dans une petite pirogue : les bidons d’essence, les sacs de riz et les sac de bonbons, toute notre nourriture. Puis elle a fait des allers-retours pour les emmener sur une grande pirogue stationnée au large. Ça a pris plusieurs heures. Après ça a été le tour des passagers, huit par huit. C’était la nuit et la mer était agitée, donc très difficile. Enfin, on a embarqué les deux moteurs à bord, suivis des capitaines et des dernières personnes. »

En mer

« Ça a pris du temps, mais les moteurs ont finalement démarré et on a commencé à avancer. Sauf que les capitaines disaient que le moteur n’était pas bon, qu’on ne pouvait pas partir comme ça, qu’on risquait de périr au large au moindre problème. C’est là qu’un des capitaines a appelé le propriétaire de la pirogue, pour lui dire qu’il fallait échanger ce moteur. On était déjà loin de la côte mais on s’est arrêté là et on a jeté l’ancre.

On a passé toute la journée à attendre à l’intérieur de la mer, parce que le propriétaire de la pirogue a dit qu’il nous donnerait le moteur le soir, au bord de la plage. Autre problème : deux barres de la pirogue, qui permettent de la manœuvrer, étaient cassées. Finalement, c’est seulement le lendemain soir qu’on a pu avoir un autre moteur. Plusieurs autres capitaines sont aussi montés à bord, des pêcheurs de Dakar, qui connaissent bien la mer. En tout, on avait désormais sept capitaines qui allaient se relayer pour manœuvrer la pirogue jusqu’en Espagne. Chacun avait son programme : à la barre quatre heures de temps, puis un autre prenait la relève. On a aussi remplacé les deux barres cassées. Pour être prêts, on a encore passé deux jours à proximité des côtes. Et c’est un mardi soir, à minuit, qu’on a pris la direction de l’Espagne.

On a visé au large pour que les contrôleurs ne nous captent pas. Dans ce que les pêcheurs appellent route internationale3, là où passent les grands bateaux et les tankers. On a couru pendant deux jours, en longeant toute la Mauritanie jusqu’à Nouadhibou. C’est là que l’agitation a commencé.

La plupart des gens ont commencé à avoir le mal de mer et à vomir. Moi je n’ai pas eu ce problème, même si je n’avais pas l’habitude de naviguer. À un moment, j’ai vu des dauphins qui sautaient et ont accompagné la pirogue durant plusieurs kilomètres ! Et c’est après leur départ que j’ai commencé à comprendre que j’avais pris un très grand risque, et que si on avait un problème, même petit, on risquait tous de mourir. Heureusement, avec un peu de croyance, et du courage, Dieu nous a aidés à atterrir ici en Espagne.

Quatre jours et quatre nuits après le départ, vers trois heures du matin, on a vu de grandes montagnes. On ne savait pas si c’était l’Espagne, et si oui à quelle île elles appartenaient. Mais le GPS des capitaines nous l’assurait : on était arrivés en Espagne. Les gens ont commencé à crier “Ouais, on est BOZA, on est BOZA !!!”4 Il faut s’imaginer : moi j’étais resté deux jours sans manger ni boire, parce que tous les vivres étaient finis. Et je n’arrivais pas à croire que c’était l’Espagne. Des personnes voulaient aller à terre, mais un des capitaines a dit : “Attendez, vous voyez les lumières rouge, là, ça montre un danger. On ne prend pas de risque, on ne sait pas ce qui se passe au bord de la plage. Est-ce qu’il y a pas des grandes pierres ou bien quelque chose qu’on ne connaît pas ? Je veux qu’on jette l’ancre et qu’on s’arrête ici ce soir, et demain on verra ce qu’on fera.”

Mais un autre capitaine a commencé à faire de grands gestes avec sa lampe torche. Au bout d’une trentaine de minutes, on a vu la marine arriver. Ils voulaient savoir s’il y avait des malades ou des morts. Finalement on les a suivis jusqu’à un port. Puis des gens ont attaché notre pirogue et nous ont dit de laisser tous nos bagages dedans. Là on savait qu’on était arrivés en Espagne, malgré toute la pression et la fatigue. »

Aux Canaries

« Ma situation aux Canaries est à la fois simple et compliquée. Quand je suis arrivé, j’ai passé soixante-douze heures au commissariat. Au-delà, ils n’ont pas le droit de nous retenir. On devait discuter avec un avocat, puis aller au tribunal. Au tribunal, on nous a appelé avec une traductrice. J’ai demandé l’asile, mais l’avocat m’a dit que ce serait le procureur qui prendrait la décision. Heureusement, il nous a acquittés et la Croix-Rouge nous a amenés ici, dans un hôtel à Puerto-de-la-Cruz5. Je fais les démarches pour ma demande d’asile.

Notre souhait c’est juste de vivre ici tranquillement. On voudrait que tout se passe bien dans notre séjour, au travail aussi, dans les manières les plus solennelles, les plus légales. En tant que Sénégalais, on veut rester ici, mais on ne sait pas par quel chemin passer. Si on n’a pas de chance et qu’on se fait expulser, ce ne sera pas la fin du monde. Mais ce serait très difficile de devoir faire demi-tour. Hier, des Gambiens et des Maliens sont sortis de l’hôtel. Mais le problème c’est que les Sénégalais ne peuvent pas sortir. C’est un problème de diplomatie, du jour au lendemain, on peut se faire expulser6.

Dans cette situation compliquée, il y a aussi des gens qui nous aident. À chaque fois je dis au personnel de la Croix-Rouge : “Vous avez fait de votre mieux pour nous, vous nous avez donné une chambre pour dormir, vous nous avez donné de quoi manger, du matin, du soir et de la nuit, vous nous donnez des habits et des chaussures, vous faites tout ce que vous pouvez faire.”

Un petit frère qui était dans ma chambre est parti hier à Madrid. D’un côté j’étais triste quand je l’ai vu prendre ses bagages et sortir de l’hôtel pour aller à Madrid. Mais quand même, tu te dis que c’est le destin qui trace, c’est pas grave. Je lui ai souhaité bon voyage. On s’est parlé au téléphone ce matin et il m’a raconté des choses que je voulais énormément vivre : comment se passait l’avion et l’atterrissage, comment était l’aéroport de Madrid...

Ça me rend vraiment triste quand je parle de ça. C’est tellement dur. Mais ça m’a fait du bien d’en parler, de sortir ce qui est en moi, de me soulager sur des faits qui étaient très durs pour moi. Je n’oublierai jamais parce que c’est un énorme moment de combat dans ma vie, franchement parlé. » ■


 Mise à jour au 15/06/2021 – Après sept mois à Tenerife, entre hôtels et campement de fortune, Djiby Sy a enfin été transféré vers l’Espagne continentale – une nouvelle étape sur la route de l’exil. Bon vent à lui.


1 Le taux de change est d’environ 655 francs CFA pour 1 euro (cent francs CFA valaient un franc français). Ici, la somme évoquée est d’un peu moins de huit euros.

2 Environ 45 euros, donc.

3 C’est à dire les eaux internationales.

4 « Boza » est un mot utilisé lors des arrivées de bateaux de migrants en Europe – il signifie « victoire » en bambara.

5 Sur l’île de Tenerife.

6 Djiby fait référence ici aux accords de rapatriement signés entre l’Espagne et le Sénégal. Ils permettent à l’Espagne d’expulser les ressortissants sénégalais, sans qu’ils puissent demander l’asile.

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