Exilé·es en Méditerranée

Le naufrage moral de l’Europe

La Méditerranée centrale a connu un nouvel été de cauchemar, rythmé par d’incessants naufrages de bateaux d’exilé·es en route pour l’Europe. Analyse cartographique de la situation, publiée dans notre numéro d’octobre mais plus que jamais d’actualité.

Alors que la saison estivale est propice aux tentatives de traversées de la Méditerranée, de longues périodes sans aucun navire de sauvetage sur zone se sont succédé ces derniers mois. En cause, les mesures de rétorsion des États européens, prenant prétexte de la pandémie pour ne pas remplir leurs devoirs en matière de secours maritime. Et quand, malgré tout, un bateau de la flotte civile parvient à mener une opération de sauvetage, c’est un long bras de fer qui s’engage avec les autorités pour qu’il se voie attribuer un port de débarquement. Au début de l’été, l’Ocean Viking, affrété par SOS Méditerranée, est ainsi resté bloqué plusieurs jours en mer, avec 118 personnes à bord. Plus récemment, l’Open Arms, autre navire d’ONG, a été contraint de patienter dix jours après avoir secouru plus de 270 personnes. Dans les deux cas, la situation à bord s’était dégradée au point que des rescapés ont fini par se jeter à la mer.

Pourtant, au sein de la société civile, certain·es ne baissent pas les bras, et cherchent à ouvrir de nouvelles brèches. Fin août, le navire Louise Michel, arrive sur zone. Puisqu’il est financé par l’artiste Banksy, son apparition ne passe pas inaperçue. Profitant de cette rare attention médiatique, l’équipage rend compte heure par heure de sa première mission de sauvetage et des difficultés qu’il affronte. En réaction, la nouvelle maire de Marseille, Michèle Rubirola, annonce ouvrir le port de sa ville au Louise Michel ou au Sea Watch 4. Le Louise Michel décline, soulignant l’éloignement avec la zone de sauvetage, et préférant rappeler Malte et l’Italie à leurs obligations en termes de loi maritime. Quelques semaines plus tard, la proposition sera en revanche prise au pied de la lettre par l’Alan Kurdi, qui s’est vu refuser l’accès aux ports italiens et maltais. Après quatre jours d’attente avec 133 personnes à bord, sans doute lassé de ce jeu de dupe, il annonce faire route vers Marseille. Le coup de pression est efficace. Suite à une demande de l’État français à son homologue italien, l’Alan Kurdi pourra finalement accoster en Sardaigne et y débarquer ses passagers.

Si la question du sauvetage en Méditerranée centrale parvient à se hisser ponctuellement sur la scène médiatique, ces fugaces coups de projecteurs ne disent pas grand-chose de la situation et des enjeux dans la région. Carte à l’appui, cette double page a pour objectif de synthétiser la situation dans cette zone, devenue au fil des ans un véritable cimetière.

PDF de la carte à télécharger ici :
L’enfer libyen

En guerre depuis près de dix ans et dans un chaos total, la Libye est un enfer pour ceux qui y passent – comme pour ceux qui y vivent. Les témoignages de viols, séquestrations, tortures et trafics humains sont nombreux. D’après l’OIM1, 500 000 à 700 000 personnes exilées seraient actuellement bloquées en Libye.

Le seul moyen de fuir est de traverser la Méditerranée. Un calvaire auquel s’ajoute la menace d’être intercepté par les « soi-disant garde-côtes » libyens (scLCG)2 – de fait, des militaires. Les personnes sont alors renvoyées en détention, sous les bombardements, et parfois abattues par les scLCG si elles résistent. Cette situation, confirmée par de nombreux témoignages et dénoncée par les ONG, n’a pas empêché l’Union européenne (UE) de reconnaître différentes villes libyennes comme port sûr, donnant ainsi au pays la possibilité de mener des opérations de « secours » et autorisant les navires marchands à y débarquer des rescapés.

C’est avec l’aide de l’Europe que la Libye a pu développer des moyens importants pour empêcher les départs et refouler les bateaux. L’Italie vient ainsi de renouveler son accord avec la Libye pour une durée de trois ans. Soutenu par l’UE, il prévoit une importante aide financière et la formation des scLCG. Ces dernières années, des dizaines de millions d’euros ont ainsi été versés par la France, l’Italie et l’Europe à la Libye, afin de financer les camps et les refoulements. Des officiers libyens ont même été accueillis en Italie pour bénéficier de formations.

Lampedusa

Lampedusa est une petite île italienne située au large des côtes libyennes. Elle est la terre européenne la plus proche vers laquelle fuir l’horreur de la Libye. Depuis quelques mois, de nombreux bateaux y arrivent de façon autonome. À la fin de l’été, en à peine quelques jours, 900 personnes ont débarqué saines et sauves sur l’île. Néanmoins, ce petit territoire est surchargé et le gouvernement italien délaisse complètement la gestion de ces arrivées.

Naufrages sur naufrages

Le 15 août, Alarm Phone (AP) est contacté par un bateau de 75 personnes en grande détresse dans la zone SAR libyenne. Toutes les autorités sont informées. Les Européens se renvoient la balle. Les Libyens expliquent qu’ils n’ont pas les moyens techniques de mener une opération. Ils n’ont qu’un bateau, il ne fonctionne pas. Finalement 45 personnes ont disparu dans ce naufrage. Les autres ont été secourues par des pêcheurs et ramenées en Libye, où elles ont été placées en détention.

Quelques jours plus tard, AP est en ligne avec un bateau gonflable en détresse dans une mer très agitée. L’un des tubes se dégonfle en direct ; le bruit est terrifiant. Le contact ne pourra plus jamais être rétabli avec les 100 personnes à bord. Une nouvelle fois, toutes les autorités, informées, ont regardé les gens se noyer. Des survivants ont finalement été secourus par des pêcheurs et les scLCG. On ne sait pas combien de personnes ont péri.

Depuis 2017, la zone SAR libyenne a été étendue et les personnes interceptées dans cette zone sont ramenées en Libye, en détention. « Nous préférons mourir que de retourner en Libye » : cette phrase, AP l’entend souvent de la part de passagers d’embarcations en détresse. Et lorsque, malgré tout, les personnes veulent être secourues, les scLCG sont aux abonnés absents – injoignables, ou refusant de mener des opérations sous les prétextes les plus divers. C’est à se demander ce que sont devenues les 49 vedettes offertes par la France et l’Italie… Quant aux autorités européennes, elles font preuve d’une inaction criminelle en refusant d’intervenir hors de leurs zones SAR, quitte à laisser les gens se noyer.

Les naufrages se sont enchaînés tout l’été et continuent de se succéder à un rythme dramatique. Entre le 21 et le 25 septembre, près de 200 personnes ont perdu la vie au cours de cinq naufrages. Et combien de noyades invisibles ? L’OIM estime qu’entre 2014 et 2019, sur 19 903 personnes ayant péri en Méditerranée, 13 367 ont totalement disparu sans laisser de trace. Ces dernières semaines, plusieurs dizaines de corps ont ainsi été retrouvés sur les côtes libyennes.

Les navires marchands

Le 4 août, après avoir dérivé de longues heures dans une mer démontée, 27 personnes sont secourues par le navire marchand Maersk Etienne. Celui-ci a beau avoir agi sur ordre de Malte, les autorités locales ne l’autoriseront jamais à débarquer. Le cargo et ses passagers restent bloqués plusieurs semaines au large de l’île.

Les navires marchands ne sont pas équipés pour accueillir autant de passagers, surtout des personnes fuyant la Libye qui ont souvent besoin de soin. À bord, la tension monte. Certaines personnes se jettent à la mer, d’autres menacent d’entamer une grève de la faim. Même la Commission européenne s’en mêle, mais Malte ne cède pas. 39 jours plus tard, c’est finalement le Mare Jonio, un navire d’ONG, qui vient chercher les naufragés pour les débarquer en Sicile.

Le transport de marchandises, la présence de plateformes pétrolières et une activité de pêche importante, font de la Méditerranée une zone dense de trafic maritime. Il n’est pas rare que des embarcations en détresse croisent des navires marchands. La loi maritime leur impose de venir au secours des personnes en détresse et de les amener dans un port sûr ; pourtant, cela tient plutôt de l’exception. Les capitaines craignent, à juste titre, de se trouver bloqués des jours, voire des semaines, en attente de se voir désigner un port de débarquement. Les compagnies ne veulent pas perdre d’argent. Quelques vies humaines dérivant en mer pèsent peu dans la balance capitaliste.

« Le capitaine de navire en mesure de prêter assistance à des personnes en détresse en mer doit se porter à toute vitesse à leur secours, quels que soient leur nationalité et leur statut. » (Convention internationale de 1974 sur la sauvegarde de la vie humaine de mer, règle 33)

La flotte civile

Le 25 août, le Louise Michel, un nouveau bateau de sauvetage, fait son apparition. À peine arrivé sur zone, il mène coup sur coup deux opérations de secours dans les eaux maltaises et accueille, en quelques heures, 219 rescapés et le corps d’une personne décédée pendant la traversée. Le Louise Michel se retrouve alors dans une position délicate : surchargé, il ne peut plus manœuvrer. Une partie des personnes secourues est alors placée à bord d’un radeau de survie arrimé le long de la coque. Le bateau lance des appels de détresse répétés, sans réponse des autorités. Après l’évacuation par les garde-côtes italiens des 49 personnes les plus fragiles, c’est finalement un bateau d’ONG, le Sea Watch 4, qui viendra chercher les autres rescapés. Avec plus de 350 personnes à bord, celui-ci devra patienter deux longues journées supplémentaires avant d’être autorisé à débarquer en Sicile.

Le Louise Michel rejoint une flotte civile qui ne cesse de s’étoffer. Le Sea Watch 3, le Sea Watch 4, l’Open Arms, l’Astral, le Mare Jonio, l’Alan Kurdi, l’Aita Mari, l’Ocean Viking : tous ont parcouru la Méditerranée centrale ces derniers mois. Si le Louise Michel n’est lié à aucune organisation, la plupart des bateaux de sauvetage sont affrétés par des ONG européennes.

Palliant l’inaction des États européens, le réseau Alarm Phone (AP)3, les avions de reconnaissance de l’ONG Sea Watch et les différents bateaux de sauvetage mènent depuis plusieurs mois des opérations de secours coordonnées : les personnes en détresse contactent AP, qui prévient les autorités. Les avions Moonbird et Seabird se rendent alors sur place et confirment la position du bateau avant l’intervention du navire de secours le plus proche. Ils unissent leurs forces pour faire pression sur les autorités.

La répression

La flotte civile est composée d’une dizaine de bateaux de sauvetage. Mais en cette fin septembre, pas un seul n’est présent en Méditerranée centrale. Du fait d’une répression grandissante, ils ne peuvent souvent effectuer qu’une seule mission avant d’être immobilisés pour une durée indéterminée. Cette absence régulière de navires de secours a des conséquences dramatiques : les traversées ne s’arrêtent pas pour autant et les naufrages se succèdent. Les mesures de rétorsion ne concernent pas que les bateaux. Depuis plusieurs semaines, l’avion de reconnaissance Moonbird de l’ONG Sea Watch est cloué au sol sur décision des autorités italiennes.

Si Malte refuse désormais tout débarquement dans ses ports, ce n’est pas le cas de l’Italie. Les bateaux y sont cependant systématiquement saisis, après avoir été placés en quarantaine sous prétexte du coronavirus. Ces six derniers mois, cinq navires ont ainsi été immobilisés par les autorités italiennes, notamment pour « irrégularités techniques et opérationnelles ». Les bateaux de sauvetage se soumettent aux exigences changeantes des autorités, mais se mettre en conformité et faire lever la saisie peut prendre des mois. Dernier en date, le Mare Jonio vient d’être bloqué en Sicile, à la veille de son départ en mission. Ses capitaines sont accusés d’avoir bravé les prescriptions des autorités en allant chercher 27 personnes bloquées sur le cargo marchand Maersk Etienne.

La criminalisation du sauvetage en mer n’est pas nouvelle, mais elle continue de s’amplifier. Ces dernières années, plusieurs procédures ont été lancées contre des capitaines et leurs équipages. Certaines ONG ont décidé de riposter juridiquement : Sea-Eye vient de déposer plainte contre le ministère italien des Transports pour immobilisation illégale, tandis qu’Open Arms accuse l’ancien ministre Matteo Salvini de séquestration de personnes, pour avoir refusé à son bateau l’autorisation de débarquer sur les côtes italiennes en août 2019.

Les politiques assassines de Malte et de l’Italie

Que penser d’un État qui s’octroie le droit de ne plus répondre aux appels de détresse et décide de condamner des naufragés à une mort certaine ? Sous prétexte du Covid-19 pour commencer, puis de rien du tout par la suite, le gouvernement maltais semble avoir abandonné toute considération pour la vie humaine. « L’officier en charge est occupé », répète le MRCC4 Malte lorsqu’Alarm Phone ou l’un des bateaux de secours lui signale un navire à la dérive transportant des personnes sans gilets de sauvetage. Et encore, cette fois-ci a-t-il daigné répondre. Malte, pays membre de l’Union européenne, assume délibérément sa non-assistance à personnes en danger dans sa propre zone SAR5, violant les lois maritimes et le droit international. Refusant désormais de mener des opérations de secours, les Maltais vont jusqu’à coordonner des push-back6 depuis leur zone SAR vers la Libye. En avril, 4 personnes se sont noyées et 3 sont mortes de soif lors de l’une de ces désastreuses opérations. Et que dire de ces « garde-côtes » qui ont fourni moteur et carburant à des personnes arrivées dans le port de La Valette, les renvoyant cap sur l’Italie ?

Moins cynique que Malte, l’Italie n’est pas en reste. Le MRCC Rome répond de moins en moins aux appels de détresse. Les autorisations d’accès aux ports italiens sont soit refusées, soit accordées après des jours voire des semaines d’attente en mer, poussant les rescapés à bout. La crise du Covid-19 semble avoir renforcé ces politiques criminelles. L’Italie et Malte, abritant pourtant les ports sûrs les plus proches en Méditerranée centrale, instrumentalisent les procédures pour rendre les traversées toujours plus meurtrières, afin d’atteindre leur objectif en matière de politique migratoire : fermer leurs frontières.

Tous ces petits arrangements se passent sous l’œil bienveillant de Frontex, l’agence européenne de protections des frontières. Équipée de bateaux, avions, drones, elle est omniprésente, mais ne sera jamais d’aucun secours pour les personnes en détresse, bien que disposant d’informations essentielles quant à la position et la situation des embarcations.

Et à l’arrivée ?

Pour celles et ceux qui survivent à la traversée, la joie et le soulagement sont de courte durée. Cette étape, aussi dangereuse soit-elle, n’est qu’une portion de la route vers l’Europe. Le sauvetage par les navires de la flotte civile permet bien souvent une pause, et les premiers contacts inspirent la bienveillance. Mais, quand vient le débarquement, le parcours qui s’annonce est encore long et laborieux. Comme l’a dit un exilé : « Ma première vision de l’Europe, c’était la prison. »

À Malte, les arrivants sont envoyés directement en centre de rétention pendant plusieurs mois. Selon l’ONU, en janvier dernier, 1 400 se trouvaient détenus de manière illégale dans ces centres. Ils sont ensuite placés dans des centres d’hébergement au fonctionnement très proche de la détention. En Sicile, des centaines d’exilés sont parqués sous tentes dans des conditions abominables. Les centres d’accueil et hotspots (centre d’identification et de premier accueil) sont surpeuplés. Sur Lampedusa, la situation est explosive : 2 000 personnes pour 200 places. Alors que le gouvernement italien détourne le regard, le gouverneur de la Sicile, Nello Musumeci, soutenu par l’ancien ministre de l’Intérieur Matteo Salvini, menace d’évacuer tous les centres d’accueil et demande la fermeture de ses ports aux bateaux de sauvetage.

Sous prétexte du Covid-19, Malte et l’Italie ont affrété des « bateaux de mise en quarantaine ». Mouillées le long des côtes, ces prisons flottantes font office de nouveaux centres de détention pour des centaines de personnes.


1 Organisation internationale pour les migrations, agence de la migration des Nations unies.

2 So-called Libyan Coast Guard, les « soi-disant garde-côtes » libyens qui sont davantage chargés d’empêcher les départs et d’intercepter les bateaux que de secourir les personnes en détresse.

3 Alarm Phone est un réseau ayant mis en place un numéro d’urgence pour les personnes en situation de détresse en mer Méditerranée destiné à déclencher ou accompagner des opérations de sauvetage.

4 Maritime rescue and coordination center. Centre de coordination de recherche et sauvetage chargé de déclencher et organiser ces opérations de secours.

5 Search and rescue. Zone de recherche et secours dans laquelle un État est responsable du déploiement et de l’organisation des opérations de secours en cas de détresse en mer.

6 Refoulement illégal de personnes d’un territoire, alors qu’elles ont déjà passé la frontière, sans leur laisser la possibilité d’engager des procédures administratives pour rester.

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