Le droit de vote a toujours été un combat aux États-Unis. Malgré la victoire des « nordistes » sur les Confédérés esclavagistes (« sudistes ») pendant la guerre de Sécession (1861-1865), le règne des suprémacistes blancs s’est maintenu dans tout le Sud, sous l’égide du Parti démocrate, jusqu’aux conquêtes du mouvement des droits civiques dans les années 1960. Suite aux 13e et 14e amendements de la Constitution abolissant l’esclavage et octroyant la citoyenneté à toutes les personnes nées aux États-Unis, le 15e amendement est voté en 1870 afin d’attribuer explicitement le droit de vote aux Noirs. Après quelques années de démocratie effective, ce droit se voit remis en cause par l’élection présidentielle contestée de 1876 et le Compromis de 1877, au terme duquel les démocrates sudistes concèdent la victoire aux républicains nordistes, en échange d’une mainmise totale sur les États qu’ils contrôlent et du départ des troupes fédérales du Sud. Dans la foulée, les sudistes adoptent les tristement célèbres lois Jim Crow [1], qui subordonnent pendant près d’un siècle le droit de vote à des critères sociaux et culturels, et en écartent de fait la quasi-totalité des Noirs et un certain nombre de Blancs pauvres.
Adopté suite à une mobilisation massive, notamment les marches de protestation de Selma à Montgomery en mars 1965, le Voting Rights Act d’août 1965 a précisément pour but de détricoter ces mesures iniques et de garantir l’accès des Noirs au vote sur l’ensemble du territoire. La loi est confirmée et précisée par le Congrès en 1970, 1975, 1982, 1992 et 2006 – preuve s’il en est que la discrimination contre les électeurs afro-américains était encore d’actualité. Puis, patatras : en 2013, la nouvelle majorité conservatrice à la Cour suprême [2] adopte le lamentable arrêt Shelby County v. Holder : les juges y affirment que les conditions ayant suscité le vote du Voting Rights Act – la ségrégation raciale des électeurs – ne sont plus d’actualité, et vident donc la loi de sa substance. Cinq ans plus tard, plus de mille bureaux de vote ont été fermés, surtout dans les comtés à majorité afro-américaine. Ce processus d’exclusion des électeurs noirs atteint aujourd’hui un rythme inédit depuis les lois Jim Crow.
***
La démocratie représentative bourgeoise, avec toutes ses limites, n’est plus garantie ni définitivement installée aux États-Unis. L’élection de Barack Obama en 2008, le premier président africain-américain de l’histoire des États-Unis, n’a pas épuisé son onde de choc. Comme chacun sait, le slogan de Donald Trump « Make America Great Again » (« Rendons sa grandeur à l’Amérique »), signifiait en réalité : « Rendons l’Amérique à nouveau blanche ». Refusant leur défaite aux élections de 2020, ses partisans ont développé la théorie du « Big Lie » (Grand mensonge) – répétée en boucle dans les médias de masse, de telle sorte que la majorité des électeurs républicains y croient désormais –, selon laquelle la victoire leur aurait été volée au moyen de fraudes électorales concernant principalement des grandes villes à majorité noire comme Atlanta, Detroit, Baltimore et Philadelphie.
Avec son idéologie nationaliste, chrétienne et blanche tonitruante, le Parti républicain de Trump a désormais admis qu’il était minoritaire [3] – et ne peut donc parvenir au pouvoir qu’à condition d’encadrer l’exercice de la démocratie. Ses modèles ? Viktor Orbán et Vladimir Poutine. La commission d’enquête sur l’attaque du Capitole le 6 janvier 2021 a mis en lumière certaines des tactiques mises en œuvre par le camp de Trump afin de faire annuler le résultat des élections dans certains États clés. Cette tentative de coup d’État n’a échoué qu’en raison du manque de moyens et de l’obstruction de quelques fonctionnaires consciencieux. Ces moyens, les États républicains sont précisément en train de les acquérir : c’est-à-dire qu’ils sont en train de préparer une nouvelle tentative de coup d’État – celle qui est appelée à réussir.
***
En jeu, rien moins que l’annulation des victoires du mouvement des droits civiques des années 1950 et 1960, et le retour à l’époque de Jim Crow. Si le Voting Rights Act n’est pas renouvelé, le plan des républicains consiste à se frayer un chemin jusqu’au pouvoir lors des élections de la Chambre des représentants de novembre 2022. Depuis l’élection de 2020, 19 des 50 États américains ont déjà adopté 34 lois restreignant l’accès au suffrage. 440 lois supplémentaires, dans 49 États, sont appelées à les suivre au cours de la prochaine saison législative.
Que contiennent-elles ? La réduction du nombre de bureaux de vote, qui rend de plus en plus difficile de trouver un lieu où voter, souvent éloigné, et cause d’immenses files d’attente, pendant des heures. L’interdiction, sous peine de poursuites, d’apporter de la nourriture ou de l’eau aux électeurs qui font la queue sous le soleil ou dans le froid. L’interdiction d’aider quiconque, y compris les personnes en situation de handicap, à envoyer son bulletin de vote. L’écrémage des listes électorales pour des motifs fallacieux, comme le fait de ne pas avoir voté la fois précédente, ou d’avoir oublié de répondre à un courrier. La restriction de l’accès au vote par correspondance, sachant que les élections ont en principe lieu un mardi, et que les classes populaires, qui font souvent de grosses journées de travail et de longs trajets, optent plus volontiers pour ce mode de scrutin. Ou que des mesures dérogatoires leur permettent de voter tôt le matin, le dimanche par exemple – ce que d’autres textes tendent également à limiter ou à interdire. Certains États mettent en place des lois qui confient l’organisation des élections aux officiels du parti républicain plutôt qu’à des fonctionnaires neutres. Plusieurs États républicains essaient même de voter des lois qui leur permettraient d’annuler le résultat des élections s’il ne leur convient pas, etc. Pour l’élection primaire du 1er mars, au Texas, 13 % des votes anticipés par correspondance ont été rejetés en raison des nouvelles lois restreignant le suffrage – en particulier dans les zones à majorité noire.
***
Et le parti démocrate, là-dedans ? Pas grand-chose à en dire. Les démocrates savent qu’ils ont besoin des voix des classes populaires, leur font des promesses et ne les tiennent jamais. Et pour cause : leurs leaders sont eux-mêmes millionnaires, et dépendent pour leurs campagnes électorales des mêmes mécènes de Wall Street et des mêmes capitalistes que les républicains. S’ils ne veulent pas perdre leur soutien, ils sont condamnés à rester faibles, à ne prendre que des demi-mesures. De l’autre côté, les républicains sont désormais des fous furieux, prêts à tout pour le pouvoir. Par pure lâcheté, les démocrates n’ont même pas réussi, avec la faible majorité dont ils disposent au Congrès, à renouveler le Voting Rights Act. C’est comme si on voyait l’inévitable arriver vers nous… Avant la réélection de Trump en 2024 ?
[/John Marcotte (Massachusetts, mars 2022) / Traduit par Laurent Perez/]