Face à l’école

Des mères colères

Quitter le banc de touche. Si une phrase devait résumer un des combats majeurs du Front de mères ce pourrait être celle-là. Premier syndicat de parents des quartiers populaires, le Front de mères est né de la lutte d’habitantes des banlieues, déterminées à faire entendre leur voix face à une institution scolaire qui trop souvent les bâillonne. La parole est à Fatima Ouassak, cofondatrice du syndicat.
Illustration de La Force Née

«  Pour garantir la réussite de tous, l’école se construit avec la participation des parents, quelle que soit leur origine sociale. » Cela a beau être inscrit dans les textes1, la réalité est parfois très différente. Fatima Ouassak le dit cash : « Dans les écoles des quartiers populaires, on attend des parents qu’ils rasent les murs. » Politologue de son état, elle se tient pourtant à bonne distance des considérations hors-sol : c’est de son vécu qu’elle parle – celui d’une femme, d’une mère arabe, habitante de Bagnolet (Seine-Saint-Denis), où ses enfants sont scolarisés. Ces rapports compliqués avec l’école, elle les raconte et les analyse dans son livre La Puissance des mères – Pour un nouveau sujet révolutionnaire, paru à La Découverte en 2020.

Lorsque sa fille entre à l’école, Fatima Ouassak se retrouve face à une institution qui lui fait vite comprendre qu’elle ne la reconnaît pas comme une interlocutrice valable. Sauf que faire profil bas n’est pas vraiment le genre de la maison. Alors en 2016, avec plusieurs autres femmes, elle crée le Front de mères, premier syndicat de parents des quartiers populaires. L’enjeu est clair : instaurer un vrai rapport de force avec l’école et revendiquer le droit des parents de ces quartiers à co-construire, avec les acteurs et actrices de l’institution, « un plan d’actions concrètes en matière d’éducation », lequel foulerait au pied le racisme systémique et donnerait à chaque gamin les mêmes chances de réussite scolaire. Des objectifs qui ont amené le Front de mères à élaborer des projets avec l’institution, tout en soutenant les lycéens en lutte contre des réformes iniques ou en défendant le droit des accompagnatrices de sorties scolaires à porter le foulard. Entretien.

Dans les quartiers populaires, quelle place l’école réserve-t-elle aux parents ?

« Une place héritée du XIXe siècle, époque à laquelle l’école républicaine a été pensée pour extraire les enfants de leurs familles : d’abord paysannes, puis ouvrières et aujourd’hui des quartiers populaires, issues de l’immigration. L’institution continue de batailler pour émanciper les enfants et les sortir de leur condition de classe avec, en toile de fond, l’idée que l’école serait forcément libératrice face au parent qui serait enfermant. Dès lors, ce dernier n’a pas sa place à l’école.

Globalement, dès qu’une proposition ou une revendication vient de nous, femmes non blanches des quartiers populaires, avec tout ce qu’on représente, ce qu’on incarne, l’école considère qu’elle n’est pas légitime. Un exemple : quand ma fille est entrée en maternelle, je me suis étonnée de ne pas voir proposer d’alternative végétarienne au repas à base de viande servi chaque jour. D’autant que cette alternative existait dans la crèche départementale que mon enfant fréquentait l’année précédente. Lorsque j’ai soumis l’idée à la directrice de l’école, puis à la mairie et enfin à la FCPE2, on m’a rétorqué que ce n’était pas envisageable pour des questions de laïcité. Je n’avais pourtant jamais évoqué la question de la religion, le mot halal n’était jamais sorti de ma bouche. Sauf que je suis une femme arabe considérée comme musulmane : on m’a reproché de me servir de la question de l’alternative végétarienne comme cheval de Troie pour islamiser l’école. Dans un autre quartier, et si je n’avais pas été arabe, on m’aurait certainement décerné le prix de la mère écolo de l’année. »

Paradoxalement, l’institution sait aussi faire appel à vous quand elle en a besoin, par exemple en vous demandant d’accompagner les sorties scolaires...

« C’est un fait : sans la présence des mères, il n’y aurait pas de sorties scolaires. Sauf que dans les quartiers populaires, beaucoup d’entre elles sont musulmanes et portent le foulard, qui se retrouve régulièrement au centre de polémiques3. J’estime que le problème n’est pas tant le fait que ces sorties puissent ou non avoir lieu – dans nos quartiers, il y a tellement peu de moyens qu’il s’agit souvent de sorties low-cost qui, à mes yeux, apportent peu aux enfants – mais qu’il y a en revanche un vrai enjeu politique à dire que chaque parent doit être considéré et que les enfants n’ont pas à être humiliés parce que leur mère porte un foulard. En 2017, avec le Front de mères, on avait publié un texte dans lequel on demandait en quoi interdire le port du foulard aux mères accompagnatrices – une mesure débattue à l’époque – allait être positif pour l’Éducation nationale ? En quoi provoquer de nouvelles tensions entre école et parents des quartiers populaires, mais surtout entre ces parents et leurs enfants, ou entre l’école et ces enfants, allait arranger les difficultés existantes ? »

Dans un autre registre, plus tard, quand vos enfants entrent au lycée, l’institution compte sur vous pour réguler d’autres tensions…

« En effet, on nous demande d’être là pour calmer le jeu, par exemple quand nos enfants lycéens manifestent. À Garges-lès-Gonesse (Val-d’Oise), le 5 décembre 2018, la police avait tiré au flash-ball sur les jeunes. C’était dans le contexte des manifestations Gilets jaunes et des mobilisations lycéennes contre la réforme du bac et Parcoursup. Ce jour-là, un jeune a eu la mâchoire fracturée par un tir de flash-ball. Le soir même, le lycée avait envoyé un mail aux parents en leur demandant de ne pas envoyer leurs enfants en cours le lendemain pour éviter les troubles. Il avait anticipé la solidarité entre les lycéens et demandé aux parents de les garder bien au chaud à la maison. Aller chercher la “mère tampon”, celle qui va apaiser les tensions entre l’enfant et l’institution, chez les mères que nous sommes est un bon calcul de leur part puisqu’on veut protéger nos enfants.

Globalement, dès qu’une proposition ou une revendication vient de nous, femmes non blanches des quartiers populaires, avec tout ce qu’on représente, ce qu’on incarne, l’école considère qu’elle n’est pas légitime.

Faire en sorte qu’il ne leur arrive rien ne nous a par contre pas empêchées de nous mobiliser pour les soutenir. Au lendemain de l’affaire de Garges, il y a eu celle de Mantes-la-Jolie (Yvelines) où 150 lycéens avaient été interpellés, mis à genoux, les mains sur la tête. Le soir même, on organisait une réunion d’urgence à laquelle étaient invités le Comité Adama, le MIB [Mouvement de l’immigration et des banlieues], des avocats, etc., pour réfléchir ensemble à la façon de protéger nos enfants et aux stratégies pour les soutenir.

Là encore, le Front de mères avait publié avec d’autres mères de lycéens un texte pour dénoncer les violences policières subies par nos enfants. On y écrivait que la police n’avait rien à faire à l’école ni autour, tout en dénonçant la complicité de l’institution dans la répression, puisqu’elle excluait les lycéens qui bloquaient les établissements et collaborait avec la police. »

Cinq ans après la création du Front de mères, votre organisation a semé ses graines : des collectifs locaux sont nés à Rennes, à Strasbourg et même en Belgique, pour ne citer que ceux-là. Où en sont vos rapports avec l’institution ?

« On a toujours été en lien avec l’Éducation nationale. Goundo Diawara, secrétaire du syndicat depuis ses débuts, est par exemple CPE [Conseillère principale d’éducation] dans un collège de banlieue. Aujourd’hui, on est parvenues à programmer un temps mensuel entre parents et personnels de l’Éducation nationale pour évoquer ensemble les problèmes existants. Par exemple, on travaille sur le harcèlement scolaire avec Questions de classe(s), un collectif de profs. On souhaite poser la question de la responsabilité institutionnelle, avec l’idée d’échanger ensemble et de créer une coopération entre les personnels de l’Éducation nationale, les parents et les enfants, afin de mieux comprendre et prévenir ces violences. Loin du discours du gouvernement et de Jean-Michel Blanquer qui considère les enfants comme seuls responsables de leurs actes en les criminalisant. »

Propos recueillis par Tiphaine Guéret

1 Plus précisément dans la « loi Peillon », « pour la refondation de l’école de la République », qui date de 2013.

2 Fédération des conseils de parents d’élèves.

3 Dernière en date : celle entourant le projet – finalement abandonné – d’inscrire dans la « loi Séparatisme » adoptée en août dernier l’obligation de neutralité religieuse pour les accompagnateurs et accompagnatrices de sorties scolaires.

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CQFD n°206 (février 2022)

Dans ce numéro qui fait sa fête à Blanquer, un dossier sur « les prolos invisibles de l’éducation nationale ». Mais aussi : un détricotage de la Macronie sécuritaire, un entretien anthropologique sur le règne des frontières, une plongée en bande dessinée sur la question du « rétablissement » en psychiatrie, des vaccins communards, des Balkans en tension et des auteurs de science-fiction qui jouent aux petits soldats.

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