L’armée s’incruste dans le futur

Red Team : faire joujou avec la guerre

Constituée en 2019, la Red Team est une équipe d’écrivains et dessinateurs passionnés de science-fiction, enrôlés par le ministère de la Défense pour plancher sur des scénarios martiaux futuristes. Drôle d’alliance. Ils viennent de sortir un premier condensé de leurs cerveaux embedded : Les Guerres qui nous attendent – 2030-2060. On s’est plongés dans l’opus.
Illustration de Gwen Tomahawk (publiée dans le n°185 de CQFD)

L’armée, c’est comme les punaises de lit : elle aime bien s’inviter là où on n’a aucune envie de la voir, notamment à l’école1 ou dans l’univers des jeux vidéos. Relou. Mais l’opération médiatique lancée en 2019 avait quelque chose d’inédit. Et de très fourbe. En gros : un appel à candidatures destiné aux auteurs et dessinateurs branchés science-fiction (SF), avec promesse de financement pour les cerveaux acceptant de se mettre au service de la galaxie kaki en pondant des récits d’anticipation sur les guerres d’après-demain. Ça a plutôt pris, puisqu’ils ont été plus de 1 200 candidats à se présenter, pour une dizaine d’élus, ravis d’être enrôlés contre monnaie sonnante et trébuchante – un article du Monde parle d’un budget de deux millions d’euros2 – en tant que Nostradamus de la sphère militaire.

C’est ainsi que la glorieuse Red Team est née, sous le signe de la propagande. Car il suffit de se balader sur le site dédié au projet pour se rendre compte qu’il s’agit avant tout d’une opération de com’. Ainsi de ce trailer vidéo d’une minute, condensant le pire de ce que peut faire l’armée quand elle cherche à singer Hollywood : musique épique, missiles bien gaulés et messages abscons à vocation bidasso-métaphysique (« balkanisation du réel ou destin collectif ? » décroche la palme). Cerise sur le kaki, la galerie photo des créateurs impliqués mal photoshopés dans un uniforme spécial Red Team, avec leur logo vintage rien que pour eux, très RDA old school, très branchouille. Misère.

L’hyper hyper guerre de demain

Mais on persifle et on oublie l’objet de cette chronique. À savoir la parution du premier opus livresque dévoilant les résultats de cette collaboration, Ces guerres qui nous attendent, 2030-2060 3. En gros, le bouquin est constitué de quatre « scénarios » plutôt foutraques et censés imaginer les menaces du futur, dont auraient été expurgés certains passages trop secret défense (mazette). On peut vite évacuer les deux derniers, clairement des brouillons ultra chiants, aussi techniques que perchés (en mal), placés en fin de bouquin, car totalement bancals et illisibles. Du n° 3, « Chronique d’une mort culturelle annoncée », anticipation géopolitique sous acide se penchant sur la question des futures « sphères de réalité alternatives », on retiendra la tentative mal fagotée de s’interroger sur la fuite en avant vers des similis-métavers4 à vocation fuite du réel. Et du n° 4, « La sublime porte s’ouvre à nouveau », les références lourdes à l’Illiade et l’Odyssée au milieu d’un néant imaginaire et stylistique plus sec qu’un Tuc revêche oublié sous le canapé – manière de donner un cachet à des poncifs sur l’ » hyper-forteresse » de demain (et aux missiles « hyper-véloces », t’as vu, c’est hyper bien pensé).

Les deux premiers récits se laissent par contre parcourir. Avec même quelques tentatives pour donner un peu d’élan et de vie aux scénarios. Le n° 2, « Barbaresques 3.0 », s’embarque ainsi dans un délire sur des « protocoles d’interface neurale », dits NeTAM, lesquels se voient piratés par des méchants. En gros : si t’as offert ton cerveau à l’armée, gaffe aux retombées manipulatrices – c’est raccord. Quant au premier, « Les Pirates de la P-nation attaquent Kourou », il est divertissant de what the fuck, centré sur l’idée d’un ascenseur spatial qui redonnerait sa grandeur à la France – « Les peuples du monde entier ont les yeux fixés sur nous », wouhou – mais serait à la merci de pirates bien organisés, refusant un puçage généralisé. Il y a d’ailleurs beaucoup de forbans des mers dans ce monde de demain, ce qui est clairement une bonne nouvelle.

Pour le reste, on se ralliera à l’avis de l’écrivain Alain Damasio qui, en 2019, dans un débat avec le directeur de l’Agence d’innovation de défense, s’offusquait de l’initiative et de la présence de l’armée au festival de SF Utopiales : « Il y a tellement de domaines sur lesquels les écrivains de science-fiction peuvent être utiles : l’avenir de la santé, du travail, des luttes sociales... Je suis beaucoup plus intéressé par l’idée de mettre en place de nouveaux systèmes de manifestation, d’occupation et de résistance au libéralisme que par celle d’écrire sur les guerres du futur. »

Tout pareil. Et prière de nous rendre la couleur rouge et de se cantonner au kaki, merde alors.

Émilien Bernard

3 Éditions Les Équateurs, janvier 2022. En partenariat avec l’Université PLS PSL.

4 Mondes virtuels fictifs.

Facebook  Twitter  Mastodon  Email   Imprimer
Écrire un commentaire
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Cet article a été publié dans

CQFD n°206 (février 2022)

Dans ce numéro qui fait sa fête à Blanquer, un dossier sur « les prolos invisibles de l’éducation nationale ». Mais aussi : un détricotage de la Macronie sécuritaire, un entretien anthropologique sur le règne des frontières, une plongée en bande dessinée sur la question du « rétablissement » en psychiatrie, des vaccins communards, des Balkans en tension et des auteurs de science-fiction qui jouent aux petits soldats.

Trouver un point de vente
Je veux m'abonner
Faire un don