Du rock à Tarnac, entretien touche-à-tout

David Dufresne : « Quelque chose a merdé quelque part »

Le rendez-vous a lieu au bistrot Le Sans Souci, rue Pigalle. C’est là que David Dufresne a établi son QG depuis qu’il s’est lancé dans le montage pour Arte d’un documentaire sur le quartier de Pigalle. L’homme s’est fait un nom dans le journalisme indépendant, avec des livres très informés et sortant des sentiers battus. Pour derniers ouvrages : Maintien de l’ordre – Enquête1, Tarnac, Magasin général2 et le très récent New Moon. Café de nuit joyeux3. Multi-usages, David Dufresne commet aussi des webdocumentaires, dont les remarqués Prison Valley en 2010 et Fort McMoney en 2013.
Mais David et moi, c’est aussi une histoire personnelle. Je l’ai rencontré bien avant qu’il ne sorte son premier livre, au milieu des années 1980, alors que le rock alternatif explosait en France, avec Bondage Records, Bérurier Noir, Les Thugs, Mano Negra, etc. Je m’occupais alors du fanzine et du label On a Faim !. Et lui nageait dans les mêmes eaux, publiant le fanzine Tant qu’il y aura du rock et lançant le label Stop it Baby. Une belle histoire partagée. On s’était depuis perdu de vue, mais on avait grande envie de se revoir. La parution de New Moon en a fourni une parfaite occasion.

Pourquoi écrire sur cette salle de concert, le New Moon ?

« Tout part d’une suggestion de mon éditrice, qui voulait lancer une collection sur les lieux disparus. J’ai tout de suite pensé à ce minuscule club rock où j’ai passé beaucoup de temps alors que je débarquais à Paris, à 18 ans. Le projet de collection est finalement tombé à l’eau, mais j’ai continué. Parce que je m’étais rendu compte qu’il s’était passé beaucoup de choses à cet endroit, le 66 rue Pigalle. Ça ne se réduisait pas à mes souvenirs des années 1980. L’adresse avait en effet accueilli le café La Nouvelle Athènes en 1870, QG des impressionnistes. Puis Le Bricktop, haut-lieu du jazz fréquenté par le Duke. Puis le Monico Bar, rendez-vous des gestapistes. Puis le Sphynx, cabaret de voyous. Et enfin le New Moon, rendez-vous lesbien transformé en salle rock. Avant d’être démoli et de devenir une épicerie... bio. Ce lieu permettait ainsi d’évoquer plus de cent ans de vie parisienne. Des barricades de la Commune jusqu’à aujourd’hui, avec la destruction du quartier. Sa gentrification totale. Comble du ridicule, et du marketing, certains l’appellent désormais ‘‘ South Pigalle ’’ ou ‘‘ SoPi ’’...

Avec ce livre, j’avais aussi en tête l’idée de transmission. L’envie de laisser une trace intime de cette période agitée. Avec d’autant plus d’entrain que la captation d’héritage du rock’n’roll, au sens large, est désormais accomplie. Rends-toi compte, trois présidents de la République assistaient à l’enterrement de Johnny Hallyday ! Une récupération similaire à celle qui s’opère quand on désigne Matthieu Pigasse sous le terme de ‘‘ banquier punk ’’. Le genre de choses qui me donne envie de dire ‘‘ Stop, arrêtez la mascarade ! ’’

Bref, il s’agit d’un sujet qui dépasse largement cette seule salle. À l’époque, d’ailleurs, je n’étais pas fan de tous les groupes qui y passaient. Peu importe. Ce qui compte, c’est de comprendre ce que la musique peut faire de toi. Comment elle peut te forger, te créer une identité. Voilà pourquoi je parle de moi dans ce livre : il s’agit de retracer une quête personnelle qui transcende l’anecdotique. Enfin, je l’espère. »

D.R.

Tu es à la fois témoin et acteur de cette histoire…

« C’est quelque chose que j’ai appris du journalisme, notamment à travers mes recherches sur l’affaire dite de Tarnac. À un moment, il faut expliquer d’où l’on parle. Situer sa petite histoire dans la grande. C’est très parlant dans le cas du New Moon, parce qu’il y avait un côté collectif. Souvent, les gens qui baignaient dans le milieu du rock alternatif disaient plutôt « nous » que « je ».

Ça rejoint le combat anti-FN. À l’époque, ces deux cadres étaient liés : l’antifascisme était très présent dans cette scène, et pas seulement avec les Bérus et leur ‘‘ La jeunesse emmerde le FN ’’. Mais ce combat, tout montre qu’on l’a perdu. Aujourd’hui, la jeunesse vote largement FN – quelque chose a merdé quelque part.

Bref, ce livre est une forme d’introspection, ni gémissante ni nostalgique. Pas question de creuser le côté ‘‘ c’était mieux avant ’’ ou de la jouer en mode soirée diapos pour anciens. D’où l’idée de remonter dans le temps. De montrer que bien avant les années 1980, des gens grimpaient cet escalier, dansaient sur ce parquet, y faisaient les cons. C’est même ici que Degas, Manet et les autres ont révolutionné la peinture, refaisant le monde tous les soirs. »

Une époque lointaine : Pigalle ne brille plus aujourd’hui par son effervescence créatrice…

Par Vincent Croguennec.

« C’est terminé. Ce qui nous faisait vomir s’est imposé. Place Pigalle, tout a changé. Le Crédit Lyonnais a pris la place du Cupidon, Monoprix celle des Naturistes et McDo du Tonneau… Les marques ont gagné la bataille. Entre la gentrification, l’airbnbsation, le tourisme du sexe, il ne reste plus grand-chose de ce qui a été pendant des décennies un lieu de brassages de cultures et d’immigration. »

Tu as enquêté sur des sujets très différents, de Tarnac à l’exploitation des sables bitumineux en passant par le New Moon. Qu’est-ce qui les relie ?

« Dans mon travail, je crois que deux constantes se croisent. La première, c’est la ville comme personnage (Fort McMoney sur le pétrole, Prison Valley sur les prisons du Colorado, etc.). Et la seconde, les menaces pesant sur les libertés collectives et individuelles, traitées dans mon livre sur Tarnac ou dans mon enquête sur le maintien de l’ordre.

Dans tous les cas, mon travail se base sur un amour de la rencontre : j’accorde beaucoup d’importance aux témoignages humains. Ce qui est à la fois facile et complexe, parce que le pire des salauds peut être sympa à l’occasion. Et parce mon approche n’est pas neutre : j’ai gardé une certaine fidélité à mes idéaux. Je fais partie de ces gens qui se sont construits en autodidacte et à coups de riffs de guitares – qu’il s’agisse de sociologie, de politique ou d’anthropologie. »

Le procès du groupe dit de Tarnac se tiendra du 18 au 30 mars prochains. Quel regard portes-tu aujourd’hui sur l’affaire ?

« Les faits mis en cause datent de plus de neuf ans – et ce n’est toujours pas fini. Tout ça pour des crochets dont la SNCF reconnaît qu’ils ne pouvaient causer aucun mal, encore moins faire dérailler un train... Un acharnement ridicule. Et dur à vivre pour les prévenus.

Depuis, il y a eu Charlie, le Bataclan, Nice... Autant de démonstrations indirectes que l’affaire dite de Tarnac n’avait rien à voir avec le terrorisme. Mais plutôt avec l’anti-terrorisme. C’est de ce dernier dont il faudrait faire le procès. La présidente de la Chambre correctionnelle s’ingéniera sans doute à ce que ça ne se produise pas, mais ce sera aux prévenus et à leurs avocats de mettre l’accent sur ce point. Quelles sont les méthodes de l’anti-terrorisme ? Sa propagande ? Sa façon de préparer les esprits ?

Comme par hasard, depuis quelques mois, la presse française (re)découvre le ‘‘ péril de l’ultra-gauche ’’, en agitant les mêmes expressions, tournures et peurs qu’en 2008. Les articles d’aujourd’hui ressemblent comme deux gouttes d’eau à ceux d’hier. Dans mon livre, j’ai démontré que ces reportages étaient en 2008 une façon de préparer les esprits ; aujourd’hui, je me demande dans quelle mesure il ne s’agit pas de dresser un décor avant le procès. Ça m’a vraiment frappé dans l’affaire dite de Tarnac, cette orchestration au plus haut niveau. Ces réunions où la ministre de l’Intérieur Alliot-Marie recevait place Beauvau le patron des RG, Bouchité, et celui de la DCRI, Squarcini, attendant d’eux des ‘‘ biscuits ’’. L’un comme l’autre m’ont avoué que tout ça n’avait pas grand sens...

Ce qui est tragique, c’est qu’il y a trente ans, jamais les Français n’auraient avalé l’état d’urgence aussi facilement, accepté les arrestations préventives avant les manifestations, etc. Contrairement aux années 1980 – lorsqu’on s’est connu, qui étaient malgré tout des années horribles de fric et de défaitisme –, j’ai l’impression qu’aujourd’hui seule la réaction est en marche. Il n’y a plus de débat, sinon entre la droite et l’extrême-droite. Les médias généralistes dits de gauche avaient déjà viré leur cuti économique et sociale dans les années 1980, passant pour la plupart au centre ou à droite, mais ils revendiquaient encore, au moins, la défense des libertés individuelles et collectives. Désormais, même cet ultime rempart semble avoir sauté. Nous voilà obligés de faire le dos rond en attendant le retour des beaux jours... »


1 Hachette, 2007.

2 Calmann-Levy, 2012.

3 Seuil, 2017.

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