Distanciation scolaire

Coronapédagogie

Alors que le gouvernement a sorti la grosse artillerie technologique, beaucoup d’enseignants s’interrogent sur le sens et la possibilité de l’apprentissage à distance dans un contexte où la crise sanitaire creuse les injustices sociales et scolaires.
Photo Martin Barzilai

Dès la fin du mois de février, alors que les premiers établissements scolaires fermaient leurs portes dans les régions les plus précocement touchées par l’épidémie, le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer et son adjoint Gabriel Attal fanfaronnaient. Le premier d’affirmer que l’institution scolaire « serait capable de déclencher de l’enseignement à distance massif si ça devait concerner des territoires entiers ». Le second de surenchérir sur les capacités du « Centre national d’enseignement à distance (Cned) qui travaille depuis un mois à la mise en place de plateformes pour continuer à suivre ses cours à distance ». Et face aux critiques de la base et des parents surgissant sur les ondes des radios ou les plateaux des jités, les éléments de langage étaient déjà bien rodés pour masquer l’impréparation réelle du ministère : « Nous allons systématiser toutes les solutions innovantes que nous font remonter les enseignants du réseau d’éducation prioritaire. »1

Delphine*, professeur d’anglais dans un petit collège du centre-ville de Marseille, insiste surtout sur la réactivité d’une cheffe d’établissement et d’une équipe pédagogique soudées depuis plusieurs années. « Après une première semaine un peu chaotique, on s’est réparti un tour téléphonique auprès de tous les gamins et leurs parents pour se rendre compte qu’une bonne moitié d’entre eux n’utilisait pas l’espace numérique de travail ou ne disposait que d’un smartphone pourri. » Des tablettes seront finalement dénichées dans les stocks du Conseil départemental. François, professeur de mathématiques dans un lycée « accompagné »2, envisage avec ses collègues de « monter une cagnotte pour payer à certains élèves un abonnement à Internet si la fermeture des établissements doit durer ».

Pas simple non plus d’organiser la continuité du service public au sein d’Aix-Marseille Université (AMU) où Kaouther intervient comme enseignante contractuelle dans une licence de sciences humaines. « Beaucoup de professeurs passent l’essentiel de leur temps à faire du secrétariat ou du dépannage informatique ! AMU a dû acheter en urgence 250 ordinateurs portables pour équiper ses agents administratifs. » Même problématique pour Delphine, qui doit « répondre à une avalanche de mails ou de SMS pour résoudre des problèmes liés à des conversions de formats de fichiers, connexions qui sautent, identifiants invalides, vidéos qui plantent ».

Dans l’enseignement secondaire comme dans le supérieur, ces femmes et hommes d’expérience plébiscitent la dimension physique et humaine de la relation pédagogique. François ne voit pas comment faire à distance tout son habituel boulot de remotivation, d’explication à l’aide de multiples dessins et schémas au tableau pour éviter que les plus fragiles ne s’enfoncent : « Dans une classe, j’ai récupéré huit devoirs sur un effectif de trente élèves. » Delphine, elle, parle de ces « profs un peu à l’ancienne qui utilisent la menace du zéro », avant de poursuivre sur la nécessité du « suivi social qui s’effectue en permanence lorsque les élèves sont présents dans les établissements scolaires avec les enseignants, les conseillers principaux d’éducation, les assistants éducatifs, les professionnels du travail sanitaire et social… » Kaouther pense à cette étudiante qui se connecte en visioconférence depuis un lieu ressemblant fortement à un garage, à cette autre qui, enveloppée dans une couverture, essaye de suivre le cours depuis son balcon battu par le mistral. Pour l’instant et sans les ignorer, le nouveau président de l’université a renvoyé le traitement des questions sociales aggravées par la crise sanitaire aux structures dédiées du Crous ou du Département.

Au sein d’AMU, plusieurs enseignants ont lancé un appel3 à construire des réponses « collectivement », plutôt que de se contenter de poster, chacun dans son coin, des « contenus » sur des interfaces numériques. Une voie/voix pour se préparer dès maintenant à l’après-crise en mettant « à distance » les sombres prédictions du philosophe italien Giorgio Agamben4 ? « Tout comme les guerres ont laissé en héritage à la paix une série de technologies néfastes, il est bien probable que l’on cherchera à continuer après la fin de l’urgence sanitaire les expériences que les gouvernements n’avaient pas encore réussi à réaliser : que l’on ferme les universités et que les cours se fassent en ligne, que l’on cesse une fois pour toutes de se réunir pour parler des questions politiques et culturelles et qu’on échange uniquement des messages digitaux, et que partout il soit possible que les machines remplacent tout contact, toute contagion, entre les humains. »

Iffik Le Guen

* Les prénoms ont été modifiés.


1 Gabriel Attal sur France Inter le 18 mars.

2 Après la très contestée réforme de l’éducation prioritaire de Najat Vallaud-Belkacem en 2014, beaucoup d’établissements ont perdu leur classement en Zep/Rep et les moyens supplémentaires qui allaient avec.

3 « L’urgence est maintenant de travailler ensemble », consultable sur le site fr.hypotheses.org

4 Dans Le Monde du 28 mars.

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Paru dans CQFD n°186 (avril 2020)
Par Iffik Le Guen
Mis en ligne le 22.04.2020