Entretien avec le sociologue Alain Tarrius
Construction européenne : c’est la mafia qui fournit le ciment
CQFD : Avant d’aborder le cœur du sujet, une précision sémantique. Tes recherches suivent le parcours de filles destinées à la prostitution, qui vont traverser plusieurs pays européens. Alors que la France a réaffirmé sa position abolitionniste, tu estimes que notre pays pratique en fait une politique prohibitionniste.
Alain Tarrius : Oui, en matière de prostitution, je parle de prohibition car la zone d’ombre judiciaire dans laquelle les filles travaillent permet à des flics, qu’ils soient véreux ou non, de les taxer comme ils veulent, pour leur compte ou celui de l’État, et de façon totalement arbitraire. Pour moi ceci est caractéristique d’une politique prohibitionniste. Ce statut ressemble au Chicago de 1928.
Rappelons les trois phases de la trajectoire que suivent ces transmigrantes : un recrutement sur les bords de la mer Noire, une formation (dope et prostitution) dans le Sud italien et l’intégration d’un des nombreux clubs du Levant espagnol.
Il faut d’abord comprendre une chose : au niveau européen, les capitaux et circulations de la prostitution et de la drogue sont les mêmes. Par ailleurs, les milieux criminels ne fonctionnent plus sur le mode du réseau. Du fait d’un profond cosmopolitisme, ils se sont « horizontalisés ». L’image de Pépé le Moko, c’est terminé. Les recrutements s’effectuent par symbiose et proximité. Autour de la mer Noire, par exemple, il n’y a pas de rabatteurs pour recruter les filles, mais des marins sur les bateaux. La mer Noire est un lieu assez populaire, avec énormément de petites croisières ukrainiennes, russes ou géorgiennes qui emploient des jeunes femmes dans différents petits boulots (ménage, accueil, etc.). C’est un lieu de recrutement de prédilection pour les marins. Ailleurs, à Sofia en Bulgarie, on a travaillé sur les recrutements par les gardiens des cités universitaires. J’en ai connu un qui se faisait quelques milliers d’euros en fourguant trois à quatre filles par an à des Albanais qui les passaient ensuite en Italie. De plus il faut savoir que depuis quelques années, les filles savent dans quoi elles s’embarquent car elles ont le témoignage d’autres qui sont revenues après quatre – cinq années passées dans les clubs espagnols.
En Italie, les filles font un séjour de trois à quatre semaines durant lequel elles vont apprendre la prostitution et la commercialisation de la coke. L’étape italienne est très importante : c’est l’endroit où les mafias russes et italiennes deviennent russo-italiennes : toutes les affaires de dope et de femmes se connectent ici. Avec des collègues de Turin et de Sofia, on a suivi l’itinéraire des programmes immobiliers et touristiques intensifs du sud de l’Albanie, du nord de la Macédoine, de la côte croate, de la province d’Imperia (Italie) jusqu’au Levant sud espagnol. Le bétonnage, financé par de gros investisseurs russo-italiens, suit la même voie que les trafics de dope et de femmes. L’immobilier est le blanchiment officiel, connu et surveillé par la police et les autorités.
S’il n’y a plus d’image d’Épinal pour décrire ces acteurs de la criminalité mondialisée, à quoi peuvent-ils ressembler ?
Tu ne les cherches plus dans des maisons ultra-surveillées de Naples, par exemple. Les flics de Gênes avaient repéré un grand capo ukrainien installé dans une villa magnifique près d’Imperia. Ils savaient qu’il était dans le coup mais n’arrivaient pas à le choper. Le type avait tout l’air d’un paisible retraité ; aucune activité particulière, aucune valse de bagnoles devant sa propriété. Tout ce qu’il faisait c’était opérer des transferts de capitaux dans des programmes immobiliers tout ce qu’il y a de plus légaux. Un détail insignifiant a cependant attiré notre attention : notre capo était en relation par Internet avec des gens en Andalousie, Ukraine et dans les Balkans. Toutes les semaines, il envoyait une carte météorologique qui allait du Levant espagnol à l’Ukraine avec des commentaires personnels sur les vents, les courants marins, le soleil. On a eu l’idée de comparer ses envois avec les cartes authentiques et on s’est rendu compte que tout était faux. En fait, tout ça n’était qu’un code pour le passage de la dope. Voilà comment il gérait ses affaires.
En Espagne, les filles sont ventilées en fonction de leurs compétences dans plusieurs styles de club. Des bordels de luxe pour hommes d’affaires et bourgeois aux « abattoirs » pour travailleurs agricoles marocains, en passant par des clubs « populaires » pour routiers. En même temps, tu estimes que 1,9 milliard d’euros des revenus de la drogue sont blanchis à hauteur de 1,2 milliard par les revenus de la prostitution légale. Tu veux dire que la fonction première des clubs est le blanchiment ?
Oui. Le Levant espagnol est l’endroit où se conjuguent les arrivées de drogues du Moyen-Orient, des Balkans et du Caucase. C’est aussi là qu’aboutissent les filières d’héroïne du Nigéria et d’Angola et la coke d’Amérique latine qui remonte par le Maroc. C’est devenu un endroit stratégique.
En novembre 2011, il y a eu une manifestation franco-espagnole contre la prostitution au village-frontière du Perthus, situé à quelques encablures des bordels de la Jonquère. Derrière la banderole : « Notre corps n’est pas une marchandise », on trouvait des militants mais aussi des élus du conseil général (CG) des Pyrénées-Orientales. Comment as-tu perçu cette action ?
À l’époque, j’ai dénoncé cette opération. Pas la manifestation qui a réuni des gens courageux avec de belles idées, mais cette action était avant tout politique. Elle s’est inscrite dans le prolongement d’un rapport, commandé par le CG à un labo de Perpignan, sur la prostitution à la Jonquère. Or, cette commande devait avant tout servir la cause d’une élue locale3 qui avait des ambitions nationales. Au final, l’enquête s’est révélée scandaleuse, triste mise en œuvre d’une « zoo méthodologie » : à savoir une observation distante d’animaux sans langage. Les collègues sont allées à la Jonquère, ont vu les filles mais n’ont pas pu les approcher, encore moins leur parler. Alors que nous, on n’arrête pas de leur parler (rires) ! Évidemment, les filles ne vont pas t’accorder un entretien pendant qu’elles travaillent, mais il y a toujours moyen de discuter à un autre moment dans un mélange de broken english, d’italien et d’espagnol. Les conclusions de cette enquête officielle ont été déposées devant le Parlement : la Jonquère est un lieu dangereux pour la construction affective des grands adolescents. En fait tout le monde fonctionne avec ses schémas. Au cours de la manifestation au Perthus, tu avais d’un côté des militants mus par un vrai fond de générosité : « Ah ces pauvres filles qui sont esclaves » etc., et de l’autre, les filles justement qui se sont approchées du cortège en interpellant les manifestants : « Venez, venez qu’on vous libère nous aussi ! » (rires).
Cette enquête sociologique, pilotée par des intérêts politiciens, a abouti à un bluff complet. Elle ne parle ni de la drogue, ni des investissements des bourgeois perpignanais dans les clubs de la Jonquère, ni des camionneurs qui sont les premiers clients des filles et sont aussi impliqués dans le trafic de dope. 3 700 camions s’arrêtent chaque jour à la Jonquère. Un aparté concernant ce point : avec mon équipe, on vient tout juste d’entamer de nouvelles recherches destinées à comprendre pourquoi l’itinéraire classique des routiers parcourant le grand axe européen Belgique-Paris-Bayonne-Madrid est de plus en plus remplacé par l’itinéraire reliant Lyon et La Jonquère par l’autoroute A9. Les premières déclarations faites par des camionneurs expérimentés continuant à faire le trajet historique nous disent : comme on recrute de plus en plus de camionneurs issus des pays de l’Est payés 800 euros alors qu’un camionneur français touche 1 800 euros, la Jonquère devient une étape indispensable pour ces gars sous-payés. Avec les trafics possibles sur place, ils doublent leur salaire.
Justement, dans La Mondialisation criminelle tu mets en abîme deux réalités apparemment contradictoires : d’un côté une marchandisation du corps des femmes portée à un rythme quasiment industriel (tu estimes à 11 000 le nombre de prostituées de l’Est travaillant dans les bordels du Levant espagnol) ; de l’autre des femmes avec une grande dignité et qui semblent assumer pleinement leur choix. Comment expliquer ce paradoxe ?
Ces femmes font partie des migrants les plus stigmatisés. Ah ! ces pauvres filles venues de ces sociétés pourries de l’Est… Mes enquêtes ont pour but de rectifier cette image. Au bout de cinq ans passés dans les clubs espagnols, certaines ont accumulé un pactole entre 120 et 180 000 euros mis de côté avec la gestion familiale. Certaines rentrent chez elles ouvrir un hôtel ou une boutique, d’autres continuent dans l’escort, d’autres disparaissent de la circulation. Quoi qu’on en pense, l’ascenseur social via les bordels espagnols a fonctionné et n’aurait jamais marché si elles étaient restées au pays.
Lors des entretiens, les filles me disent : « Quand je suis pute… », c’est-à-dire demain, hier, tout à l’heure. Leur corps, elles l’appréhendent en deux dimensions : une, totalement prise par l’institution commerciale (je ne suis qu’une marchandise, j’ai tous les mots sur moi-même pour me vendre comme marchandise), l’autre, où j’envoie chier cette marchandise ; que je honnis. C’est grâce à cette distance qu’elles peuvent parler si facilement. J’ai acquis cette intuition que ces filles se créent un double d’elles-mêmes : un qui vit la réalité du bordel, l’autre qui reste avec la parentèle4. Moi avec la parentèle, je n’ai jamais quitté mon village et ma famille. Et je vais y retourner. On travaille tous ensemble. On en parle tous les soirs. Quand je ramène de l’argent, ma famille ne me demande pas dans quel état est mon cul. Elle me dit bientôt on en aura trop pour le mettre dans telle ou telle banque.
Dans ton dernier livre, tu utilises le concept de « moral area ». D’où vient cette notion et en quoi est-elle pertinente pour l’avancée de tes recherches ?
Je suis en relation avec des collègues de l’université de Californie à Los Angeles, qui travaillent sur la notion de frontière. Ils utilisent une méthode d’analyse qui date des années 30, époque de la grande école de sociologie de Chicago (rien à voir avec les économistes). Le sociologue Robert Ezra Park avait empiriquement mis au point une notion, qui est aussi une méthode : pour comprendre comment, dans le Chicago de la prohibition, le commerce de l’alcool, des drogues et des femmes est prospère et façonne la ville, il faut accréditer l’idée qu’existe, indépendamment du territoire institutionnel et officiel que nous décrivent les discours des politiques, techniciens et aménageurs, un autre territoire qu’on va appeler « territoire de mœurs » (moral area) qui obéit à d’autres logiques. Mus par la même recherche d’un plaisir, les gens, riches ou pauvres, se mêlent. Ils confluent vers des carrefours mouvants où ils auront accès soit au jeu, soit aux femmes, soit aux drogues, etc. Pour Park, cette zone, définie par les plus grandes amplitudes des mobilités pour venir à la centralité prostitution-psychotrope, dit les contours réels de la ville de Chicago.
Dans leurs discours, les politiques entretiennent l’idée qu’il n’y a pas de rapport entre les trafics nocturnes et le fonctionnement diurne d’une ville. Faisant cela, ils produisent une contre-morale qui devient la morale bourgeoise. Pour Park, tout est en continuité. Le jour venu, le pognon des trafics passe aux banques et tout rentre dans le fonctionnement officiel.
Outre la mer Noire et le Sud italien, tu définis une troisième « moral area » qui irait de Sitges (sud de Barcelone), lieu réputé pour sa prostitution homosexuelle, au département frontalier des Pyrénées-Orientales (P.-O.) connu pour son clientélisme structurel.
Dans les P.-O., la coke et l’héro ont disparu des circuits officiels et on voit déferler depuis quelque temps les nouveaux produits de synthèse (NPS) : des drogues chimiques de la famille des speeds que l’on classe entre les méthamphétamines et les ecstasys. Il faut savoir que ces produits chimiques disparaissent du sang en 24h, en 12h dans les urines et n’apparaissent pas dans les cheveux. Ils ont donc un grand intérêt mais un inconvénient aussi : ils se vendent beaucoup moins cher que la coke et l’héro. Pour les dealers, il y a un vrai manque à gagner : tandis que le gramme d’héro rapportait 10-12 euros de bénéfice, avec les chimiques, on tombe à 3-4 euros. Il leur faut donc capter un nouveau marché. On avait eu vent d’informations selon lesquelles des gosses du département des P. O. touchaient de plus en plus à ces produits. On a commencé quelques observations à la sortie des collèges et on a repéré des jeunes entre 13 et 15 ans qui en consommaient. Sur les 19 à qui on a pu parler, 12 étaient placés dans des familles d’accueil par l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Que des gosses fragilisés et placés sous protection de l’ASE tombent là-dedans m’a choqué. J’ai écrit à l’ASE et demandé une entrevue. La réponse a été : on n’a pas de gosse drogué chez nous. J’ai insisté : pourtant, vous envoyez des gosses dans des familles d’accueil dont certaines sont connues pour leur addiction. Jamais nous ne faisons ça. Pourtant, nous on en connaît. On veut pas savoir !
À plusieurs reprises, tu pointes le « contexte clientéliste » du département des P.-O. entretenu notamment par les élus du conseil général (CG). Or l’ASE est une mission dévolue au CG.
Environ 300 familles accueillent des enfants dans les villages des P.-O. Les revenus générés sont considérés comme des salaires dans ce département de grande pauvreté et participent à créer une vraie manne clientéliste. À la botte du CG, l’ASE veille à la paix parmi ses « clients » qui ne sont pas les gosses, mais les familles d’accueil. Parmi les experts qui décident que tel enfant doit être retiré de sa famille et placé, je n’ai identifié que des gens payés soit par des associations subventionnées par le CG, soit par le CG. Pour les recours, le CG a mis en place une association de neuf avocats, tous cooptés, seule habilitée à recevoir les plaintes des enfants de l’ASE. Tout est barricadé. En outre, nous avons rencontré 49 jeunes adultes qui avaient été sous tutelle de l’ASE : 65% étaient dans l’addiction et 25% se prostituaient. En élargissant l’échantillon à 180, on a établi qu’un tiers allaient se prostituer en Espagne : les garçons à Sitges et les filles dans les clubs.
Dans cette « aire morale » délimitée par l’usage des psychotropes et la prostitution, Perpignan occupe, non pas une place d’extension des places commerciales, mais une place de vivier, de lieu de formation de jeunes prostitué-e-s. C’est aussi dans ce vivier, notamment par le biais d’enfants déjà fragilisés, que s’ancre et se développe le marché des drogues de synthèse. Pendant ce temps, les notables du département continuent leur clientélisme, soi-disant bon enfant, en tenant leur discours officiel : « Chez nous, c’est propre ». Tu as dû remarquer que la prostitution sur les axes routiers n’apparaît qu’une fois franchies les limites du département, au niveau de Port-la-Nouvelle et La Palme dans l’Aude. Il s’agit de ne pas attirer l’attention. Entre omerta et contention, le fonctionnement du clientélisme roussillonnais se calque parfaitement sur la forme morale mafieuse.
Comptes en berne cherchent argent sale
Au niveau mondial, certains chiffres sont tellement énormes qu’ils veulent tout et rien dire. Qu’on en juge : chiffre d’affaires de la prostitution : 130 milliards d’euros ; chiffre d’affaires du trafic de drogue : la fourchette oscille entre 275 et 455 milliards d’euros. Des masses de pognon qui ne font pas saliver que les dealers et les proxos. L’année dernière, Eurostat, l’institut européen de la statistique, préconisait aux États membres de l’UE de faire apparaître dans leur PIB les activités économiques illégales. La raison invoquée : harmoniser les bases de calcul des différents PIB entre nations dites permissives comme les Pays-Bas et celles prohibitionnistes. Seul critère : pour être pris en compte, les échanges de la sphère criminelle doivent être librement consentis. Soumis à des purges budgétaires, certains pays ont dit « tope là » aux technocrates bruxellois. Sortant sa calculette, le Royaume-Uni a estimé que ces nouvelles règles feraient gagner à son PIB un petit point et une place dans le classement des puissances économiques mondiales (devant la France). Bingo ! a dit l’Italie chez qui l’économie criminelle est évaluée à 10% de son PIB. Les Belges et les Espagnols ont fait mine de se faire désirer avant de promettre de s’aligner sur le nouveau dogme. Reste la France qui, par le biais de l’Insee, a rugi un incorruptible « Que nenni ! ». Exception faite, bien sûr, de ces quelques milliers de putes qui déclarent chaque année leurs revenus au fisc. Après les patrons voyous, bientôt un Medef des julots casse-croûte…
1 Cf. les articles « Afghan connection » in CQFD n°81 et « Puta’s fever » in CQFD n°82.
2 Étrangers de passage et La mondialisation criminelle, Édition de l’Aube, 2015.
3 Il s’agit de Ségolène Neuville, actuelle secrétaire d’État chargée des Personnes handicapées et de la Lutte contre l’exclusion. Ancienne députée PS des P.-O., elle défendit le projet de loi de pénalisation des clients des prostituées.
4 Une fois leur situation administrative réglée en Espagne, les filles font venir des membres de leur famille et des proches qui vont les accompagner et seront les « garants » du retour au pays.
Cet article a été publié dans
CQFD n°131 (avril 2015)
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Paru dans CQFD n°131 (avril 2015)
Par
Illustré par Caroline Sury
Mis en ligne le 09.05.2015
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