À Tunis, le printemps est là
Les tunisois craignaient que les Occidentaux ne désertent l’événement, une semaine après que le musée du Bardo a souffert d’un attentat meurtrier. Mais la vie ne s’est pas arrêtée. « Quatre ans après la révolution, on en a vu de toutes les couleurs et ce n’est pas cet attentat qui va nous abattre. » Pour Tawfiq Omrane, éditeur et caricaturiste tunisien – qui sévit dans ces pages – comme pour la majorité de la population, la révolution doit porter ses fruits, coûte que coûte. À deux pas de l’avenue Bourguiba, sur la terrasse d’un café, il parle avec ferveur de son pays devant un thé à la menthe.
La chute de Ben Ali en janvier 2011 lui a permis de reprendre les crayons. « Notre grande victoire, c’est la liberté d’expression. Avant, les rues étaient plus propres, plus sûres, mais c’était la dictature. Maintenant, on vit dans l’absentéisme de l’État et il faut en payer le prix : le terrorisme qui, bien entendu, a de nombreuses causes. » La liberté d’expression retrouvée n’est pas la priorité des plus démunis à Tunis. Deux heures avant la réouverture officielle du musée du Bardo, un ancien flic tentait de sauter du haut d’un bâtiment face au musée, tandis que d’autres manifestaient pour dénoncer leur licenciement. Depuis 2011, un grand nettoyage a été fait parmi eux. Et ces ex-policiers sont une clientèle de choix pour les antennes de l’État islamique, qui gonflent leurs rangs de ces professionnels en contrepartie d’un salaire mettant les familles à l’abri du besoin (on parle de 5 000 euros/mois).
Tawfiq pointe également la « révolution volée » aux jeunes. « Ici, on l’appelle la révolution des pieds nus car c’est la révolution des pauvres. La chute de Ben Ali nous a offert la liberté d’expression, certes, c’est important pour nous intellectuels, cela nous permet de travailler à nouveau. Mais pour les jeunes sans emploi, rien n’a changé. Et personne ne les représente à l’Assemblée. » Haikel a 22 ans et est venu de Sfax, dans le Sud, pour parler des populations rurales au Forum. « La révolution nous a été volée. Les partis ont imposé une récupération politique sans programme. Ils cherchaient juste à être élus et n’ont pas su améliorer le sort de la population. Alors on s’organise au niveau local, c’est de là que doit venir la solution. »
L’Union des diplômés chômeurs (UDC) confirme le décalage. « On est 300 000 à être diplômés des hautes écoles ou de l’université et sans emploi », explique Rais Hafed, trente-cinq ans, en possession d’une maîtrise d’histoire, chez ses parents et à la recherche d’un boulot depuis dix ans. « Même si tu réussis aux concours, tu n’auras pas de poste si tu n’es pas le cousin ou le beau-frère d’un ponte. » Tawfiq Omrane confirme. « Dans l’Administration, il y a surpopulation… Il faut attendre cinq à dix ans pour décrocher un emploi… » À Zaghouan, à 60 km du grand rassemblement mondial, dix-neuf « diplômés chômeurs » sont en grève de la faim depuis dix jours pour le droit au travail. Hafed est malgré tout optimiste, tout en rêvant de rejoindre l’Europe, et même s’il est conscient que la situation s’aggrave de l’autre côté de la mer aussi.
Le 24 mars, le Bardo rouvrait ses portes en présence d’officiels et de journalistes. Dehors, les participants au Forum, trempés jusqu’aux os par un orage, terminent symboliquement la marche d’inauguration devant le musée meurtri. Les gens sont là pour dénoncer la surpêche ou les dérives du micro-crédit, apprendre à créer une radio pirate, faire parler des peuples sahraoui et palestinien ou de l’annulation de la dette. Ils sont vieux, jeunes, intellos ou adeptes de l’ « action directe ». Ils sont catho, musulmans, islamistes, athées, juifs… Peu importe. Vu la proximité géographique et le prix des billets, beaucoup de Français sont là, aux côtés des Belges, Canadiens, Burkinabés, Maliens et Tunisiens venus par milliers. Puis, 116 autres nationalités et quelque 4 000 associations sont représentées.
Cet après-midi, « on est tous tunisiens ». Herbert, un Chilien exilé, conclut la boule au ventre : « Il faut aider ces Tunisiens, quoi qu’on fasse, mais il faut les aider. » Quand on voit cette masse attroupée, on oscille entre espoir et doute. Mimoun Rehmani, économiste et membre de l’organisation, résume : « Si vous venez au FSM pour discuter et que rien ne suit, je n’en vois pas l’intérêt. Si vous êtes là, marquez votre solidarité avec des causes qui doivent devenir communes. La solidarité internationale, c’est aussi se soucier de ces diplômés chômeurs en grève de la faim… »
Cet article a été publié dans
CQFD n°131 (avril 2015)
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Paru dans CQFD n°131 (avril 2015)
Par
Illustré par Tawfiq Omrane
Mis en ligne le 13.05.2015
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Dans CQFD n°131 (avril 2015)