Changer la société sans quitter son lit

Quel est le meilleur endroit pour combattre la domination masculine ? Le lit, répond John Stoltenberg dans Refuser d’être un homme1. Pour atteindre une réelle égalité sexuelle, il préconise d’abandonner les fantasmes inculqués par le patriarcat et d’inventer une façon de faire l’amour fondée sur la complicité et le respect plutôt que la violence et la soumission. Pure chimère que cette sexualité de Bisounours, objecte Butler dans le sillage de Foucault : il n’y a pas de désir sans pouvoir. La ligne de démarcation est claire entre les féministes « prosexe » et les croisé-e-s anti-pornographie/anti-prostitution dont la virulence rappelle les heures les plus sombres du catholicisme2.

Par Caroline Sury.

Ce qui n’est pas sans poser question : pourquoi le porno le plus avilissant excite-t-il aussi des femmes libérées ? Pourquoi beaucoup d’imaginaires sexuels continuent-ils de s’articuler autour du phallus tout-puissant, de la pénétration obligatoire, de l’éjaculation faciale ? Pourquoi, parmi les pratiquantes SM, une écrasante majorité de femmes choisit-elle le rôle de soumise ?

D’aucunes parlent d’une soupape – expiatoire ? – qui les repose du dehors où elles passent leur temps à se battre. D’autres y voient une façon d’éprouver leur corps dit délicat et fragile, d’affronter des partenaires dits dangereux et violents, pour s’y sentir invincibles et chercher leur limite, leur « point de faiblesse absolue » grâce auquel elles se sentiront plus fortes3. D’autres encore déclarent s’y amuser à caricaturer, à pousser à l’extrême le rôle social qui leur est imposé, pour en faire éclater le ridicule et l’arbitraire.

Mais même chez les femmes qui disent parvenir à les détourner, ces codes n’influencent-ils pas l’image qu’elles ont d’elles-mêmes dans d’autres domaines que sexuel ? Il est plus que probable que les représentations omniprésentes de femmes réceptacles, passives, constamment violables, infiniment chosifiées, ont un impact sur ce qu’elles acceptent, intériorisent, renoncent à combattre. Jouiraient-elles de plus d’assurance si leur propre image dans la sexualité n’était pas aussi liée à l’humiliation ?

Le jeu en vaut sans doute la chandelle… mais pose d’autres questions particulièrement retorses : pouvons-nous agir sur nos fantasmes ? Pouvons-nous décider de réorienter nos désirs ? Et surtout : est-ce être une mauvaise féministe que d’aimer les fessées ?

L’idéal serait peut-être d’accepter d’une part que le sexe soit traversé par le pouvoir, d’assumer nos pulsions animales visant à dominer et à soumettre ; mais de parvenir d’autre part à dissocier vraiment les catégories actif/passif, dominateur/soumis, homme/femme. Et à « dégenrer » le pouvoir… sans quitter son lit.


1 Traduit par M. Dufresne, Y. L-Y et M. Merlet, éditions Syllepses, 2013.

2 La fascination concupiscente transparaissant derrière le dégoût qu’affiche Stoltenberg face aux longs passages de littérature pornographique qu’il cite n’a rien à envier à l’hypocrisie bien connue de l’Église en matière de corps et d’imagerie SM.

3 Maïa Mazaurette, « Prendre le pouvoir par la soumission extrême », Sexactu, 22/05/13.

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2 commentaires
  • 23 septembre 2013, 12:45, par Alex

    Manichéisme, bonjour ! Il n’y aurait donc que deux pôles dans la sexualité, le SM et le "sexe bisounours", l’un étant violant et emprunt de domination, l’autre cucul-la-praline ? Le désir réciproque et la complicité n’excluent pas les jeux de soumission ; la différence étant que contrairement à beaucoup de porno mainstream (type youporn, cf les nombreuses chaines proposant des scènes de tromperie genre faux casting, ou des scènes de viol genre faux taxi...) et à la prostitution non choisie, ces jeux impliquent le consentement. Et ça change tout... Effectivement nos fantasmes sont déterminés socialement, n’empêche on pourrait peut-être se mettre d’accord a minima sur un point dans la sexualité que l’on désire libérée, consciente, que sais-je encore : l’égalité, c’est-à-dire l’égalité de choix dans la pratique et dans les pratiques ! En d’autres termes, je ne vois pas de problème avec "la violence" dans le sexe. Le problème c’est si le sexe "fait violence" à l’un.e des participant.e.s... Gros bisous (pro-)féministes

  • 27 septembre 2013, 09:34, par Aude

    « Parvenir à dissocier vraiment les catégories actif/passif, dominateur/soumis, homme/femme. Et « dégenrer » le pouvoir », c’est exactement ça !

    Ni une sexualité conventionnelle (avec sa petite touche d’amour indispensable) ni une sexualité "libérée" (avec son petit côté queer et subversif) n’ont par essence vocation à le faire, surtout pas si elles restent dans le schéma traditionnel des rôles de genre bien compris.

    Je voudrais citer ici les études de Sheila Jeffreys sur les discours sexologiques au XXe siècle, Anticlimax. Le chapitre sur la "libération sexuelle" montre comment ont été théorisées et mises en avant toutes les manières possible de "libérer" la sexualité... dans une optique androcentrée, c’est à dire au profit des hommes - et tant mieux pour elles si des femmes y trouvaient leur compte, comme un effet secondaire. Tu parles d’une conquête. Le mot en français pour expliquer ce phénomène, c’est "libéraliser", "ouvrir l’accès à" sans se soucier des rapports de pouvoir existants.

    Alors comme en France on a un patriarcat globalement pro-sexe (voir l’affaire DSK et tous les cas mettant en scène nos amis les grands fauves, ça oblige à rompre avec les catégories importés à la va-vite), les efforts doivent porter non pas sur l’extension du champ des pratiques sexuelles mais sur l’interrogation des rapports de pouvoir qu’elles portent. Par exemple : 20 % d’hétéros qui pratiquent la sodomie, ça ne fait pas d’illes une avant-garde sexuelle tant que les rôles actifs/passifs sont à 99 % distribués de la même façon.

    Voilà de quoi ajouter un peu de confusion dans les lignes de fracture simplistes avec lesquelles le discours libéral-libertaire explique le monde et trace nos prochains chantiers.

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