Quel est le meilleur endroit pour combattre la domination masculine ? Le lit, répond John Stoltenberg dans Refuser d’être un homme [1]. Pour atteindre une réelle égalité sexuelle, il préconise d’abandonner les fantasmes inculqués par le patriarcat et d’inventer une façon de faire l’amour fondée sur la complicité et le respect plutôt que la violence et la soumission. Pure chimère que cette sexualité de Bisounours, objecte Butler dans le sillage de Foucault : il n’y a pas de désir sans pouvoir. La ligne de démarcation est claire entre les féministes « prosexe » et les croisé-e-s anti-pornographie/anti-prostitution dont la virulence rappelle les heures les plus sombres du catholicisme [2].
Ce qui n’est pas sans poser question : pourquoi le porno le plus avilissant excite-t-il aussi des femmes libérées ? Pourquoi beaucoup d’imaginaires sexuels continuent-ils de s’articuler autour du phallus tout-puissant, de la pénétration obligatoire, de l’éjaculation faciale ? Pourquoi, parmi les pratiquantes SM, une écrasante majorité de femmes choisit-elle le rôle de soumise ?
D’aucunes parlent d’une soupape – expiatoire ? – qui les repose du dehors où elles passent leur temps à se battre. D’autres y voient une façon d’éprouver leur corps dit délicat et fragile, d’affronter des partenaires dits dangereux et violents, pour s’y sentir invincibles et chercher leur limite, leur « point de faiblesse absolue » grâce auquel elles se sentiront plus fortes [3]. D’autres encore déclarent s’y amuser à caricaturer, à pousser à l’extrême le rôle social qui leur est imposé, pour en faire éclater le ridicule et l’arbitraire.
Mais même chez les femmes qui disent parvenir à les détourner, ces codes n’influencent-ils pas l’image qu’elles ont d’elles-mêmes dans d’autres domaines que sexuel ? Il est plus que probable que les représentations omniprésentes de femmes réceptacles, passives, constamment violables, infiniment chosifiées, ont un impact sur ce qu’elles acceptent, intériorisent, renoncent à combattre. Jouiraient-elles de plus d’assurance si leur propre image dans la sexualité n’était pas aussi liée à l’humiliation ?
Le jeu en vaut sans doute la chandelle… mais pose d’autres questions particulièrement retorses : pouvons-nous agir sur nos fantasmes ? Pouvons-nous décider de réorienter nos désirs ? Et surtout : est-ce être une mauvaise féministe que d’aimer les fessées ?
L’idéal serait peut-être d’accepter d’une part que le sexe soit traversé par le pouvoir, d’assumer nos pulsions animales visant à dominer et à soumettre ; mais de parvenir d’autre part à dissocier vraiment les catégories actif/passif, dominateur/soumis, homme/femme. Et à « dégenrer » le pouvoir… sans quitter son lit.