Criminalisation du sauvetage en mer 2/2

« Ces milliers de personnes secourues t’aident à tenir »

Dans Ce matin la mer est calme, Antonin Richard raconte son expérience de marin-sauveteur en Méditerranée centrale, zone privilégiée des migrations maritimes de fortune. Un témoignage puissant, sur lequel il revient ici, via ce second et dernier volet d’un état des lieux du sauvetage et de sa criminalisation publié dans le numéro 194 de CQFD (janvier 2021).
Illustration d’Antonin Malchiodi

Au fil des pages défilent les noms. Le Sea-Watch 2. Le Prudence. Le Sea-Watch 3. L’Aquarius. L’Ocean Viking... En quelques années, de 2016 à aujourd’hui, Antonin Richard a foulé le pont de nombreux navires sillonnant la Méditerranée. Leur particularité ? Tous étaient affrétés par des organisations cherchant à porter secours aux embarcations d’exilé·es en détresse sur la Grande Bleue.

Au début de Ce matin la mer est calme (Les Étaques, 20201), Antonin raconte qu’il a découvert son boulot de marin-sauveteur sur le tas. Jeune Lillois vivant en squat, militant à Greenpeace, ayant appris à naviguer sur la Manche avec le père d’une amie, il se retrouve propulsé au cœur du chaos, d’abord sur l’île grecque de Lesbos, puis au large de la Libye. Son premier sauvetage en Méditerranée centrale est une claque : « Plus de 170 personnes s’entassent sur ce bout de plastique pourri. » Par la suite, brûlure au fer rouge, il y a les épisodes qui dérapent, les arrivées trop tardives, les cadavres boursouflés d’eau...

Dans cet entretien, il revient sur un pan méconnu de ces missions : le quotidien des femmes et hommes palliant l’incurie européenne et les conditions concrètes des sauvetages. Tout sauf un long fleuve tranquille.

On se représente mal l’organisation régnant sur ces bateaux de sauvetage. Comment se répartissent les tâches ?

« Cela dépend de l’organisation avec laquelle tu pars. Et ça a évolué avec le temps. Il y a par exemple moins de bénévoles qu’en 2016. En quatre ans, un certain savoir-faire s’est établi en matière de “sauvetage de masse”. Même s’il y a eu beaucoup de turn- over, c’est devenu un “milieu” avec des gens qui reviennent et moins de nouveaux arrivants.

Pour les rôles, ça dépend des compétences de chacun et chacune, des envies et de l’expérience. Moi, je me suis “spécialisé” comme pilote de canot rapide, et c’est le poste que j’occupe en général. »

Comment cohabitez-vous au quotidien sur le bateau ?

« Rien de très original pour qui a vécu un confinement : on est une vingtaine d’individus divers cohabitant pendant une période allant jusqu’à deux mois sur une coquille d’acier de quelques centaines de mètres carrés, souvent dans des cabines doubles qui ne dépassent pas les 6 m². Sauf que tout cela se passe au milieu de la Méditerranée. Autant dire qu’il y a à la fois des tensions et des moments de détente, sachant que ces derniers sont rares et que les rotations sont intenses. Après, il règne un fort sentiment de camaraderie, parce qu’on sait tous pourquoi on est là : on partage la même envie et la même détermination. Ça donne un socle commun, qui permet de vite se faire confiance et d’agir en groupe soudé.

Maintenant que les débarquements sont devenus compliqués, entre politique fermée des États européens et crise du Covid (qui n’est qu’un prétexte de plus pour ralentir les bateaux de sauvetage civils), on passe beaucoup de temps à attendre avec les personnes secourues à bord. C’est souvent intense et très fatigant. L’incertitude et le manque de sommeil sont des sources de tensions, pour les équipes de sauvetage comme pour les personnes secourues. »

Ton rôle est généralement de piloter le Zodiac qui récupère les rescapés avant de les convoyer sur le « vaisseau- mère ». Tu écris : « Le sauvetage est beaucoup affaire de psychologie, de contrôle des foules, et même de théâtre... »

« Oui, quand tu arrives sur un sauvetage, il faut que les gens soient vite réceptifs, qu’ils et elles se calment, que tu puisses les récupérer sans que ça ne tourne au vinaigre. Il s’agit donc de poser un cadre fort qui passe par notre attitude, nos paroles et nos gestes. Imagine-toi en train de galérer sur un canot pneumatique de merde, complètement surchargé, en haute mer, parfois depuis des jours. Si tu vois arriver des gens qui t’inspirent confiance, qui sont rassurants sans être décontractés, directifs sans être méchants et qui ont l’air de savoir ce qu’il faut faire, tu te calmes, tu les écoutes et tu fais ce qu’ils disent. Autrement la panique s’installe et tout le monde s’agite. Ce qui peut mener à des situations où des gens sont écrasés par des mouvements de foule ou tombent en nombre à l’eau, le plus souvent sans gilet de sauvetage et sans savoir nager. »

Certains moments que tu décris sont véritablement infernaux. Par exemple cette nuit où un bateau des gardes-côtes libyens coule volontairement une embarcation de plus de cent personnes. « Dans la nuit noire, je me guide aux plaintes et aux cris », écris-tu. Comment garde-t-on son calme dans ces circonstances ?

« Tu ne le gardes pas toujours. Mais ça se “travaille” par l’expérience. Déjà, il faut savoir que ton corps réagit aux situations de stress intense. Tu prends une montée d’adrénaline, ton cœur accélère ses battements, ta vision se resserre, etc. Or, il est possible de “maîtriser” ce stress, de contrôler ta respiration et t’obliger à balayer ce qui t’entoure. Avec l’expérience, tu apprends à prendre de la distance sur les situations de merde quand elles arrivent, ce qui te permet d’analyser et de réagir au mieux. »

Au fil des pages reviennent progressivement des phrases indiquant ton état mental chancelant. « Je suis en état de choc » ; « Il va falloir tenir » ; « J’ai perdu la notion des jours »... Et pourtant tu as rempilé plusieurs fois. Comment tenir sur le long terme ?

« Cette question m’a préoccupé assez vite. Au début, j’ai eu une espèce d’euphorie. C’est bizarre, mais l’intensité des sauvetages au large de Lesbos m’a d’abord donné beaucoup d’énergie. Découvrir que tu peux “sauver” un autre être humain de la mort est une sensation très forte. De même, c’est puissant de se déplacer dans ce milieu sauvage qu’est la mer, de ne pas subir et d’aider des personnes en galère. On y trouve du sens, ça motive et ça donne envie de continuer. Au fur et à mesure, j’ai par contre été confronté à des situations qui nous échappaient, où je me suis retrouvé impuissant, face aux gardes-côtes libyens, face à la noyade et à la mort. Reste que tes citations correspondent à des épisodes précis et ne concernent pas la majorité des sauvetages auxquels j’ai participé.

Outre le fait que la situation générale est dégueulasse, les gouvernements européens laissant sciemment des personnes d’Afrique et du Moyen-Orient se noyer à nos frontières ou se faire renvoyer de force en Libye, les sauvetages se passent souvent bien. Heureusement d’ailleurs, car sinon cela questionnerait fortement la pertinence de ce qu’on fait. J’ai toujours en tête qu’en quatre ans j’ai participé au sauvetage de plusieurs milliers de personnes tandis que cinq sont mortes pendant des opérations auxquelles je participais. Je suis bien conscient que des milliers d’autres se sont noyées bien loin des regards, dont le mien, mais ces milliers de personnes secourues t’aident à tenir.

Personnellement garder ma “vie principale” à terre a été une chose importante pour pouvoir continuer à faire du sauvetage au large de la Libye. C’est-à-dire modérer la place que ça prend dans ma vie. Ce n’est pas simple, parce que ça occupe très rapidement beaucoup de place et qu’on peut se retrouver à passer plus de temps en mer qu’à terre. La vie ne s’arrête pas quand tu embarques et il y a le risque de perdre le fil de ta vie sociale, de décrocher de ton quotidien, ce qui est assez dangereux pour la santé mentale. Pour le reste, continuer de profiter de tout ce qui fait que la vie vaut d’être vécue t’aide à tenir. Mais il n’y a pas de recette magique. »

Comment vis-tu votre impuissance actuelle et les décisions criminelles de l’Europe, avec aucun bateau sur zone en Méditerranée centrale au moment de cet entretien ? Une riposte se prépare ?

« Je n’attends rien de l’Europe en tant qu’institution ni des gouvernements des pays qui la composent. Je ne suis pas sûr qu’on puisse parler de “riposte”, puisqu’on n’a jamais arrêté de se battre. Des bateaux sont sur le point de prendre la mer. Et quand ceux-ci seront bloqués il y en aura d’autres pour repartir. On n’abandonne pas un engagement comme celui-là. »

Propos recueillis par Émilien Bernard


Cet entretien est le second volet d’un état des lieux en deux parties sur le sauvetage en mer et sa criminalisation. La première partie est à lire ici : "Bras de fer en Méditerranée".


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