Renier ses principes au nom de la survie ou y être fidèle et risquer de crever
Nous sommes à l’automne 2017. Le conflit qui opposait les ouvriers de Méditerranée Offset Presse (MOP) à leur patron, Guillaume Riccobono, venait de se tendre. Le tribunal de commerce devait statuer sur l’avenir de la boîte, placée en redressement judiciaire. L’usine était à l’arrêt, machines silencieuses, palettes amoncelées, mines graves. Que faire ?
Pour bien comprendre l’enjeu, il faut revenir au début de l’histoire : une algarade assez banale entre capital financiarisé et travail méprisé. D’un côté le groupe Riccobono, qui pousse ses tentacules aux quatre coins de l’Hexagone. De l’autre une équipe soudée, quelques dizaines de gars (et une poignée de filles) habitués à suer ensemble et à se serrer les coudes.
[|Mais c’est qui Riccobono ?|]
Riccobono aime se présenter comme une entreprise familiale, fondée en 1900 par le patriarche Adrien Riccobono. Dirigée aujourd’hui par Guillaume, cinquième mâle alpha de la saga, la boîte a muté en groupe industriel. En rachetant des ateliers partout, il a permis à ses clients de décentraliser leur impression, ce qui amenuise frais et délais de transport. Il était là aussi pour prendre la main quand les grands quotidiens se sont débarrassés de leurs imprimeries maison. Le Monde, Libération, Le Figaro, La Croix, 20 Minutes, L’Équipe, Le Canard Enchaîné, Le Journal du Dimanche, Paris-Turf ont eu recours à ses services. À l’époque, Riccobono détient le quasi-monopole sur la presse nationale, auquel s’ajoutent quelques titres régionaux. Et ça marche du feu de dieu : plus on imprime de journaux, plus on fait des économies d’échelle, plus on casse les prix, on nique la concurrence et on investit dans les techniques de pointe. Le marketing Riccobono vante d’ailleurs sa « performance environnementale » avec une impression sans séchage, et même sans eau, dans son usine pilote [1].
Avec le succès naissent des envies d’expansion à l’international et aussi d’optimisation fiscale. Né à Draguignan (Var), Riccobono va expatrier son siège, ses services comptables et ses comptes en banque au Luxembourg. Pourquoi se priver ? La holding détient l’immobilier, les machines, la trésorerie et récupère évidemment les bénéfices de ses imprimeries françaises. CQFD n° 158 cite un syndicaliste de MOP : « L’une de nos machines, utilisée depuis 2003, coûte 3,9 millions d’euros. Mais elle appartient en fait à la holding, à qui nous payons un loyer exorbitant – au total, 17 millions d’euros en 14 ans [2]. » Après ça, Riccobono a beau jeu de pointer la non-rentabilité du site !
En clair, dans une logique de concentration et de rationalisation de la production, Riccobono semble avoir tramé une faillite qu’à plusieurs reprises le tribunal de commerce sera obligé de retoquer. Un classique de la gestion néolibérale : bidouillages comptables, financiarisation parasitaire, évasion fiscale… Le tout cohabitant avec l’inavouable désir de se défaire d’un bastion ouvrier trop combatif.
[|Lutte et traditions ouvrières|]
En grève depuis le 26 septembre 2017, les ouvriers et la CGT-Filpac [3] dénoncent donc une manœuvre louche pour fermer le site. Pourtant, le 13 octobre, le tribunal de commerce accepte le plan de redressement et de réorganisation proposé par Guillaume Riccobono, qui implique la suppression d’une trentaine de postes d’intérimaires et de la prime de pénibilité [4]… Le conflit se durcit.
On a appelé les camarades et on leur a annoncé qu’en aucun cas on ne briserait la grève
Très vite, pour la bande de CQFD d’alors, ç’a été clair : on appelle les camarades et on leur annonce qu’en aucun cas on ne brisera la grève. « Tant pis, le numéro de novembre ne sortira pas. » Décision pas facile… L’Huma et bien d’autres sont partis se faire imprimer ailleurs. Restent La Marseillaise et nous. Donner un coup de main à La Marseillaise, vieux quotidien communiste et dernier fleuron de la PQR de gauche, pour des syndiqués CGT, ça va de soi. Mais CQFD, avec son chien rouge montrant les crocs à qui s’approche de trop près, ça paraît moins évident.
C’est alors que, touchés par notre geste, les grévistes réunis en assemblée décident d’imprimer La Marseillaise et… CQFD. Quelle n’est pas notre fierté ! Il faut dire qu’ils nous connaissent un peu, les gars de MOP, parce qu’à l’époque on essaie, dans la mesure du possible, de courir leur tenir compagnie pendant le tirage du canard, une fois les PDF envoyés. Pourquoi ? Parce que l’expérience nous a appris que, même si on n’arrive jamais à la perfection, relâcher l’attention signifie s’exposer à la machine infernale des petites erreurs qui chient à l’œil. Mais jusque-là, on n’était rien de plus que des clients, même si on se retrouvait sur un amour du travail bien fait, une certaine conscience qui va au-delà de l’aspect professionnel. On adorait se pencher par-dessus l’épaule du vétéran qui, une loupe vissée sur l’œil, scrutait les premières épreuves, traquant la ligne qui bave, la photo qui pixelise ou la mire de centrage trop décalée, ceci sur un exemplaire tout frais sorti des presses et étalé sur une table haute, à proximité des rotatives vrombissantes.
Fin octobre 2017, passablement émus, on se pointe à l’usine le soir de l’impression, avec deux pleins paniers de victuailles, du pain frais et une batterie de bonnes bouteilles. Près de quarante grands gaillards, bras dessus bras dessous, nous accueillent en entonnant le chant des typographes : « À la !… À la !… À la !… À la santé du confrère, qui nous régal’ aujourd’hui. Ce n’est pas de l’eau de rivière Encor’ moins de celle du puits. À la !… À la !… À la !… À la santé du confrère, qui nous régale aujourd’hui. Pas d’eau !… Pas d’eau !… Pas d’eau !… »
Les filles et les gars de CQFD en ont eu la chair de poule et même la larme à l’œil
Autant dire que, canon de rouge au poing, les filles et les gars de CQFD en ont eu la chair de poule et même la larme à l’œil. La confiance était telle que les grévistes nous ont même invités à passer dans leur jardin secret, un foyer rien qu’à eux où les copains se retrouvent à la pause, entre deux tirages. On découvre là une table de billard, un minibar bien achalandé et un écran plat accroché au mur où, à cet instant précis, est projeté le Scarface d’Al Pacino.
En guise de happy-end, La Marseillaise du 16 octobre 2022 annonce qu’après bien des rebondissements, le tribunal de commerce de Salon-de-Provence autorise enfin la reprise de l’imprimerie par ses salariés sous forme de Scop. Une perspective qui enchante le chien rouge, mensuel de critique ET d’expérimentation sociales, toujours imprimé là-bas.
[/Bruno Le Dantec/]