Non contents d’avoir ruiné l’euro, ces fainéants de Grecs vont-ils nous bousiller en prime notre liberté d’expression ? C’est la question qui traumatise la presse allemande depuis l’ouverture à Athènes du procès de l’un de ses plus robustes représentants, l’hebdomadaire Focus. En février 2010, le « news magazine moderne » édité à Munich avait consacré à la Grèce un dossier répertoriant les tares de sa population, présentée comme un ramassis de fêtards goulus et fraudeurs qui préfèrent danser le sirtaki plutôt que d’aller travailler. En couverture, une Vénus de Milo faisant un doigt d’honneur au lecteur illustrait l’accroche du numéro : « Les escrocs de l’euro-famille ». Preuve que ces gens-là sont aussi chatouilleux que voleurs, sept Grecs portent plainte contre Focus pour injure et diffamation.
Dans un premier temps, la direction du journal se montre confiante : aucune chance que dans un pays démocratique, fût-il aussi vicieux que la Grèce, une poignée de buveurs d’ouzo puissent demander réparation pour une offense qui ne visait personne en particulier – seulement un peuple dans son ensemble. La liberté d’expression et le droit à la satire ne sont-ils pas des « valeurs européennes par excellence », comme le rappelle l’association des journalistes allemands ? Contre toute attente, pourtant, les juges athéniens font la sourde oreille et déclarent la plainte recevable. « La boîte de Pandore est ouverte », s’alarme l’avocate de Focus. Et les éditorialistes allemands de lui emboîter le pas, sur l’air de « c’est la liberté de la presse qu’on assassine ». La preuve, au fond, que Focus avait bien raison de cogner sur les Grecs. Bien raison, aussi, de boycotter un tribunal aussi manifestement hostile aux plus nobles « valeurs européennes ». Le procès, ouvert le 29 novembre, se tiendra donc en l’absence des accusés.
Curieusement, cette affaire n’a encore suscité aucune réaction en France. Tout porte à croire pourtant que la liberté de conchier les Grecs constitue un droit aussi inaliénable que celui, fièrement brandi au pays de Voltaire, de conspuer les musulmans. Nul doute que, si l’envie prenait à un Grec de jeter une bouteille de liquide inflammable dans la vitrine de Focus, les médias français unanimes s’empresseraient d’apporter leur vibrant soutien à leurs confrères allemands et de condamner avec la plus grande fermeté la vague d’intolérance qui déferle sur le monde hellénique. « On n’a rien contre les Grecs, mais si on peut plus déconner sur eux, alors on peut plus rire de rien », ne manquerait pas de déclarer le directeur de Charlie Hebdo.
Mais nous n’en sommes pas là. Pour l’heure, la liberté d’expression – entendue comme la liberté de se fabriquer des boucs émissaires et de convier ses lecteurs à taper dessus – se porte plutôt bien en Allemagne. Car Focus n’est pas le seul journal à dire ses quatre vérités aux Grecs. La pédagogie qui consiste à imputer la « crise » non pas aux banques, mais au peuple européen le plus impitoyablement brutalisé par elles, est pratiquée avec entrain par toute la presse de boulevard, le Bild Zeitung en tête. Depuis presque deux ans, le fleuron du groupe Axel-Springer répète inlassablement à ses neuf millions de lecteurs quotidiens que c’est la faute aux Grecs si l’euro est dans les choux et que c’est pour leur payer leurs souvlakis que le contribuable allemand se serre la ceinture. Pour ces « fainéants », une seule promesse, brandie en lettres grosses comme des coups de poing : « Vous n’aurez rien de nous » (21 juin 2011).
Le 10 mars 2010, alors que le Premier ministre grec débarque à Berlin pour s’informer si sa population va devoir manger des pissenlits ou des cailloux, le Bild Zeitung lui administre en une cette lettre ouverte : « L’Allemagne aussi a de grosses dettes, mais nous, nous pouvons les rembourser. Parce que nous nous levons tôt le matin et travaillons toute la journée. Parce que nous veillons à épargner une partie de nos salaires en prévision des jours difficiles. Parce que nous avons des entreprises en bonne santé, dont les produits sont convoités aux quatre coins du globe. » La faute aux Grecs, là encore, s’ils ne possèdent aucune des qualités morales dont nous, les Allemands, sommes si abondamment pourvus. La presse bourgeoise tient le même langage, mais élégamment suspendu à des points d’interrogation. « Combien nous coûtent les Grecs ? », s’interroge le journal d’affaires Frankfurter Allgemeine Zeitung (22 mai 2011), tandis que Die Welt, le même jour, pose sans tabous la question qui dérange : « Les Européens du Sud sont-ils vraiment paresseux ? » Pour autant, les robustes fantassins de la liberté d’expression n’ignorent pas que l’Europe, ainsi que nous l’ont promis ses promoteurs, reste d’abord et avant tout un espace de paix et de coopération entre les peuples. Aussi, quand des manifestants grecs se mettent brusquement, on se demande pourquoi, à agiter des pancartes hostiles à l’Allemagne, cette animatrice d’une émission de talk-show de la télévision bavaroise ne parvient pas à masquer son incompréhension : « Mais pourquoi les Grecs nous détestent-ils de plus en plus, nous les Allemands, alors que nous leur donnons tant d’argent ? […] Quand on voit des manifestants qui nous caricaturent avec des croix gammées, franchement, ça vous coupe l’envie de leur envoyer les sous que nous avons si durement gagnés. »