« Matgoulich gili jone * »

Aux couleurs de la planète Mars

À Marseille, où les maisons et la mairie s’effondrent, la révolte des Gilets jaunes contre le roi Macron est venue se mêler à la colère contre le commandant de cercle Gaudin. Début décembre, cette confluence inespérée a eu un effet démultiplicateur. Et dans la durée ?
Photo Émilien Bernard

Samedi 8 décembre. Sur le cours Belsunce nimbé de gaz lacrymogène, les illuminations de Noël sont dopées au feu de poubelle. Les acheteurs de cadeaux croisent des manifestants aux yeux rougis. Des chibanis bavardent avec des gilets de diverses couleurs. Personne ne s’inquiète au passage de bandes de gremlins surexcités. L’œil est plutôt aimanté par l’avancée de deux gros insectes bleutés, deux tanks écrasant des barricades symboliques et la carcasse calcinée d’une voiture électrique de location. Singulier contraste entre cette démonstration de force et le calme alentour. Là où la police est absente, un flottement délicieux incite à sourire, à parler aux inconnus, à arpenter l’entre-deux de l’émeute.

Un jeune homme portant un dossard fluo traverse ce paysage. Dans son dos, on lit : « Matgoulich gili jone ». Apparition poétique entre le fortin commercial du Centre-Bourse, qui a relevé son pont-levis par crainte des pillages, et les ruelles qui abritaient autrefois un florissant bazar. Veut-il tester la tolérance de Gilets jaunes arborant les gadgets cocardiers de la Coupe du monde ? Drapeaux, perruques tricolores... Fachos, les Gilets ? Au stade Vélodrome, on brandit plus volontiers les couleurs du Maghreb, du Brésil ou de l’Argentine.

Parenthèse : à la fin de l’été, le premier rond-point occupé a été celui du Prado. Ce sont les forains du marché de la Plaine, en lutte contre leur expulsion, qui l’ont tenu deux jours pour bloquer la foire de Marseille. Mais sans gilets.

Décembre nous a régalé de deux samedis magiques — bien que ce qui arrive à cette ville n’ait rien d’un conte de Noël. Une série de coups durs, plutôt : éradication du marché populaire et arrachage de dizaines d’arbres sur la Plaine ; érection d’un mur de mille tonnes de béton autour de cette même place ; puis effondrement de la rue d’Aubagne : huit morts sous les décombres et des centaines de sinistrés. Le maire « ne regrette rien ». Au contraire, il profite du chaos pour « dégager le secteur  ». Sous son balcon, la foule crie que c’est lui qui doit dégager.

Quartiers populaires en colère

Samedi 1er décembre. Après la marche du deuil et celle de la Colère (10 et 14 novembre), une manifestation d’au moins 15 000 personnes « pour le droit à un logement digne » est saluée par les contingents jaunes et rouges. Contrairement au reste du pays, où l’on constaterait l’absence des banlieues dans le soulèvement actuel1, ce sont ici les quartiers en colère contre l’habitat insalubre et une morgue quasi coloniale qui entraînent derrière eux la jacquerie anti-taxes et le défilé syndical en direction de la mairie. En panique à l’idée d’une prise de cette Bastille d’arrogance — et en accord avec la stratégie de la tension appliquée partout —, la préfecture lâche ses CRS contre la foule, sans sommation. Comme lors de la marche de la Colère, les gens répliquent : flambée de sapins sur le marché de Noël, édification de barricades et incendie d’un véhicule de police devant le commissariat de Noailles — scènes que n’avait plus vécues la ville depuis les grèves sauvages de 1947. Ce soir-là, l’émeute est multicolore : jaune par ses gilets, bleu ciel et orangée par les fumigènes des supporters, noire par la tenue des jeunes énervés. Le rouge ou le mauve des chasubles syndicales se font, eux, plus discrets...

Ce moment de convergence a permis une coordination inusitée dans les locaux de Solidaires, où associations de quartier, syndicats, Emmaüs, compagnons bâtisseurs et Droit au logement ont posé comme exigence centrale la réquisition de logements vides pour les évacués, mais aussi pour les mineurs isolés et les sans-toit. Noailles et la Plaine y ont proposé un « Manifeste pour un Marseille vivant et populaire » qui fut ensuite lu devant la mairie lors du conseil municipal du 20 décembre. En guise de suite pratique, le Syndicat des quartiers populaires de Marseille préconise dans un communiqué une « auto-organisation communale » face aux politiques urbaines hostiles. ¡ Vamos !

« Faut pas laisser les Gilets seuls avec le FN ! »

Le samedi 8 décembre, la marche internationale pour le Climat tient le haut du pavé. Loin de la caricature radical-bohème dans laquelle les élus veulent l’enfermer, la Plaine est ce jour-là au carrefour des luttes. Il y a des plainards dans le cortège écolo — ainsi que des Gilets jaunes —, et l’on voit un écriteau en forme de dossard mi-jaune mi-vert affirmant que la planète ne pourra être sauvée sans justice sociale. D’autres plainards, infirmières, postiers, retraitées, marchent dans le défilé syndical. Et les plus enflammés se sont rassemblés sur le cours Julien pour un rendez-vous surprise : « Qui sème la misère récolte la colère  », proclamait une affichette apocryphe.

Là encore, quatre cortèges différents ont fini par se mélanger : la foule y a pris goût et aime se sentir forte. Dans les ruelles qui vont de l’Opéra à Noailles, les escouades de flics casqués, bardés de LBD, tonfas et gazeuses, sont lourdes de la fesse : le chassé-croisé d’une constellation de groupes affinitaires s’avère ingérable. Sur le port, le même Gilet jaune qui palabrait avec les CRS leur balance un pavé cinq minutes après, excédé par l’avancée des blindés sur des gens à genoux — à genoux en hommage aux lycéens de Mantes-la-Jolie, mais debout par l’esprit. Des discussions s’engagent à même le trottoir, entre le syndicaliste en butte à des rapports de production dégueulasses, le Gilet jaune qui bloque un péage et critique en actes l’aménagement du territoire et le mal-logé, ségrégué ou requalifié des quartiers marseillais. « Faut surtout pas laisser les Gilets seuls avec le FN ! », plaide une militante de cité. Justice sociale est le mot de passe.

Une semaine plus tôt, des CRS protégeaient le siège de la Soleam2 — situé en face de l’immeuble où vivait Zineb Redouane, octogénaire décédée le dimanche 2 décembre des suites d’un tir de grenade alors qu’elle fermait ses volets. Mais ce samedi, le gouvernement a mis le paquet pour protéger les beaux quartiers parisiens et le reste du pays s’en trouve dégarni. Les vitrines de la Soleam et de la mairie de secteur vont en souffrir. En face, la boutique de l’OM est énergiquement visitée. Un peu plus haut, le magasin Saint-Honoré Paris, où les caïds du shit se fournissent en fringues de marque, subit le même sort : en un éclair, le luxe se démocratise.

Réquisition de logements vides

Samedi 15 décembre. Blanc sur noir, une banderole exige « Justice pour Zineb » au coin du cours Saint-Louis. Ceux et celles de Noailles et de la Plaine, suivis des ultras de South Winners et MTP, prennent la tête de la manif. Pas longtemps. Les Gilets jaunes bifurquent sur la rue de Rome. Puis le cortège CGT poursuit vers Castellane. Ces esquives mutuelles marquent le reflux — momentané ? — d’un mouvement social qui a surpris tout le monde.

Le 10 décembre, jour du conseil municipal annulé par un maire aux abois, l’espace Culture, bel édifice vacant de la Canebière, a été brièvement occupé par des activistes et des Africains expulsés de la cité dégradée du parc Corot3. Occasion manquée ? Portée par l’ensemble des signataires du manifeste, et rendue publique en conclusion d’une manif, la réquisition de ce lieu emblématique, situé à deux pas du futur hôtel 4 étoiles des Feuillants et à 100 mètres des immeubles effondrés, aurait peut-être tenu plus longtemps. Qu’importe. Rebelote avec l’ouverture d’un vaste immeuble appartenant au diocèse, juste à côté du Conseil départemental, fautif dans la non-mise à l’abri de dizaines de mineurs isolés étrangers (MIE). À cette heure, plus de 180 sans-logis s’y sont installés : des familles, mais aussi 46 MIE.

Lundi 24 décembre. Exigeant des solutions, des familles sinistrées, relogées depuis plusieurs semaines dans des hôtels miteux, viennent occuper les bureaux du guichet unique censé assister et orienter les plus de 1 500 évacués depuis le 5 novembre. Interrogé à propos de la lenteur avec laquelle est traitée l’urgence, Jean Montagnac, président LR du Conseil de territoire, a rétorqué : «  Ils sont logés. Ils sont nourris matin, midi et soir. Alors peut-être qu’ils ont des croissants et ils savent pas ce que c’est !  »4 Face à autant de mépris et d’incurie, les quartiers s’organisent et se fédèrent. Bientôt Marseille ville ouverte ?

Bruno Le Dantec

* « Matgoulich gili jone » signifie « Ne m’appelle pas gilet jaune » en arabe dialectal d’Algérie.


1 Constat contredit par l’appel du collectif Justice pour Adama Traoré à manifester aux côtés des Gilets jaunes le 1er décembre à Paris.

2 Société locale d’équipement et d’aménagement de l’aire métropolitaine, chargée de la « requalification » de la Plaine et de Noailles.

3 Lire le reportage « Régler ses comptes à OK Corot », CQFD n° 164, avril 2018.

4 Cité par Marsactu, 11 décembre 2018.

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