Mais qu’est-ce qu’on va faire de... Aude Lancelin ?

Elle est là. Debout. Poing levé. Vibrante de colère et d’indignation. Révoltée foulant aux pieds la presse aux ordres, ces médias « à la main des avionneurs, des bétonneurs, des géants du luxe et du CAC 40 »1. Et fustigeant « un système de connivence avec le pouvoir, de renoncement intellectuel, de quête du clic  ». Tremble, critique radicale des médias – Aude Lancelin est dans la place ! Ça va faire mal.

Il y a quelques mois, elle publiait Le Monde Libre2, pamphlet dézinguant à tout-va. Bim, les journaleux serviles. Bam, les patrons de presse dégueulasses. Boum, les actionnaires avides. Tous alignés pour le compte. Un jeu de massacre efficace, même si le constat n’a rien de neuf : il est peu ou prou le même depuis que la critique des médias est critique des médias. Le CQFDiste moyen – familier du travail d’Acrimed et des films de Carles, ayant lu Les Nouveaux chiens de garde3, Les Petits soldats du journalisme4 et tous les numéros du Plan B – n’apprendra pas grand-chose de l’ouvrage, mais le lira peut-être avec plaisir. C’est déjà ça.

Difficile, par contre, de se montrer laudateur concernant le parcours de l’auteure. En 2000, cette jeune agrégée de philo rejoint le plus grand attrape-pub des newsmagazines français, Le Nouvel Observateur, héraut d’une social-démocratie hyper-vaguement de gauche. Elle s’y fait un nom en traitant de « La vie des idées » avant d’être débauchée en 2011 par l’hebdomadaire Marianne, titre souvent à la limite d’une rance démagogie. Elle y débarque en fanfare, invitée à rejoindre la chefferie comme directrice-adjointe de la rédaction, en charge des pages « Idées ». Avant de retourner trois ans plus tard au Nouvel Obs, pour y exercer la même fonction. Bref, Aude Lancelin est alors une vive incarnation de ce qu’elle dénoncera plus tard : une journaliste d’influence, respectée (si ce n’est crainte), exerçant des responsabilités au sein d’un titre qui promeut cette « gauche trompeuse œuvrant sans relâche à la démolition de la vraie »5.

Mai 2016, patatras. Fin des haricots : Aude Lancelin est évincée du magazine. Trop à gauche, plus assez raccord avec la ligne éditoriale – difficile, il est vrai, de promouvoir Alain Badiou et Slavoj Žižek dans un canard tournant à l’eau tiède... Un licenciement qu’elle évoque largement dans son dernier livre, sortant les violons pour sangloter sur son terrible destin, ouin-ouin. « On est venu me chercher, une meute d’hommes m’a entraînée vers une espèce de martyre, m’infligeant le licenciement que tout salarié contemporain redoute », écrit-elle notamment. Et de comparer son sort à celui des femmes tondues à la fin de la guerre. Puis de suggérer que son limogeage serait dû à sa relation avec l’économiste Frédéric Lordon, figure de Nuit Debout. Ou encore à l’intervention du président Hollande – Aude Lancelin a l’ego conséquent. À sa suite, une quarantaine d’intellectuels en vue signent une tribune dans Libération6, attaquant bille en tête : « À l’état d’urgence, à la déchéance de la nationalité, au 49.3, il manquait encore une vilenie pour achever le quinquennat, et la voici  : la presse aux ordres. » Bah alors, les enfants, vous étiez où ces quarante dernières années ?

Quelques mois après ce licenciement tout en vilenie, Lancelin dégaine son livre qui fleure bon le règlement de comptes avec L’Obsolète (nom donné au Nouvel Obs). L’ouvrage s’écoule comme des petits pains et permet à son auteure de multiplier les entretiens dans ces médias pourtant honnis, du JDD à RMC en passant par Le Point. C’est d’ailleurs grâce aux suffrages des très réacs Franz-Olivier Giesbert et Patrick Besson qu’elle décroche fin 2016 le prix « Renaudot Essai » – les deux piliers du Point, membres influents du jury, ayant habilement saisi l’occasion de mettre des stylos dans les jambes du Nouvel Obs. Ô presse, ton univers impitoyable...

Impitoyable, Aude Lancelin l’est assurément – au long de son ouvrage, elle n’a pas de mots assez durs pour qualifier le magazine qu’elle a un temps dirigé. Mais cette nouvelle contemptrice de «  la servitude des médias » serait plus convaincante si elle n’avait attendu d’en être exclue pour brandir sa rageuse plume. En matière de critique des médias, la cohérence personnelle dit beaucoup. Sans elle, il ne s’agit plus de dénoncer le système, mais d’en tirer profit autrement.


1 Dans un entretien mis en ligne sur le site du Point le 13/10/2016.

2 Aux éditions Les Liens qui libèrent.

3 Serge Halimi, Raisons d’agir, 1997.

4 François Ruffin, Les Arènes, 2003.

5 Citation issue du Monde Libre, de même que la suivante.

6 « À L’Obs, un licenciement très politique », mis en ligne le 25/05/16.

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