Grève quatre étoiles

Anatomie d’une lutte

À Marseille, en plein Jeux olympiques, les femmes de chambre du Radisson Blu ont défié leur employeur en tenant le piquet grève pendant deux mois au milieu des touristes du Vieux-Port. Entre manœuvres, pressions et solidarité, retour sur une lutte qui, pour une fois, s’est soldée par une (quasi) victoire.
Mona Lobert

Restau, pistoche sur le toit et vue imprenable sur le Vieux-Port, l’hôtel Radisson Blu justifie ses quatre prétentieuses étoiles à coup d’effets wouah et de luxe douillet. Pour maintenir une propreté impeccable dans ses chambres, l’établissement compte sur une petite équipe d’une vingtaine de femmes, employées par la société sous-traitante Acqua, filiale du groupe Accelis. Or, si au Radisson la clientèle est choyée, pour les femmes de chambre c’est une autre affaire : manque de matériel, chariots de nettoyage lourds, vétustes et instables, qui se renversent fréquemment…

Une rudesse du quotidien à laquelle une quinzaine d’employées a décidé de répondre par un mouvement de grève ce printemps-été. Banco  ! Ou presque. Accompagnées par la CNT-SO, et alors que les Jeux olympiques (JO) remplissaient de touristes les terrasses et hôtels du Vieux-Port, les grévistes sont parvenues à un accord avec leur employeur le 3 août dernier, plutôt favorable bien qu’en deçà des espérances. Reste que la pression s’est bien fait sentir, et jusqu’au dernier moment. Retour sur deux mois de lutte acharnée, pour une victoire arrachée avec les dents.

Démarrage en trombe

« Rien n’était prévu, c’était un jour normal : on a badgé, on s’est habillées et en plaisantant, on a dit à notre gouvernante qu’on ne travaillerait pas aujourd’hui. Et puis on a eu le déclic », explique Christina, employée au Radisson Blu. Ce déclic se produit le matin du 24 mai. Entre elles, les femmes de chambre parlaient de se mettre en grève depuis longtemps, mais jusqu’ici, elles n’avaient jamais osé sauter le pas. « Par exemple, on demandait à changer nos tenues : on nous forçait à porter des robes, alors qu’une chemise et un pantalon c’est plus pratique ! Mais on ne nous écoutait pas. » Ce qui choque le plus Christina, c’est le treizième mois que l’employeur s’obstine à leur refuser. Pourtant, sur d’autres sites couverts par Acqua, les femmes de chambre en bénéficient : « Pour moi, c’était une injustice ! »

« Les grévistes ont eu une impressionnante capacité d’auto-organisation et d’initiative »

Côté syndicat, localement, la CNT-SO tient une petite réputation : ces dernières années, elle a suivi plusieurs mouvements de grève de femmes de chambre, et remporté de belles victoires. En avril 2024, alors que les JO se profilent, le syndicat diffuse un document intitulé « Les olympiades de la lutte ». « L’occasion était trop belle de mettre la pression et de remporter des victoires rapides. On s’attendait à ce que la saison soit particulièrement pénible, donc on a commencé à marquer le terrain avec des revendications ! » explique Julien, syndicaliste à la CNT.

Lara, elle aussi à la CNT, se souvient de la journée du 24 mai : « Les salariées sont venues nous voir le jour même en disant : “Ce matin on n’est pas allées travailler” » Du coup, branle-bas de combat : information sur le droit des grévistes, mise en forme des revendications, mobilisation du matériel, caisse de grève… « Ça a été un peu stressant, mais les grévistes ont eu une impressionnante capacité d’auto-organisation et d’initiative, commente Julien. Dès le premier jour, elles ont pris le matériel pour aller sur le piquet de grève et se sont partagé les tâches. »

Faire du bruit

Chaque Marseillais ayant un tantinet fréquenté le Vieux-Port durant la période n’a pas pu échapper aux chants, aux slogans et aux bruits des casserolades quotidiennes des grévistes sur le parvis du Radisson Blu. Elles se déplacent même devant les différents hôtels sous-traités par Acqua et les autres sociétés du groupe : sur les sites d’Adagio, au Novotel Joliette, ou encore devant le Marriott, où quelques-unes de leurs collègues débrayent aussi. Fin juin, en soutien à la grève du Radisson, une projection du film Petites mains de Nessim Chikhaoui est organisée au cinéma le Gyptis. À la fin du film, les grévistes du Radisson prennent la parole devant un parterre de spectateurs soufflés. Elles réitèrent l’expérience à plusieurs reprises, notamment au meeting de soutien au Nouveau Front populaire le 26 juin. « La période était assez riche en manifestations, donc on en a profité pour faire connaître notre lutte et remplir la caisse de grève ! » se rappelle Julien.

« On a interpellé le maire et ses adjoints pour savoir si le bruit des casseroles ne les dérangeait pas trop ! »

69 jours durant, les grévistes ne lâchent rien. Début juillet, Bernard Marty, représentant de l’Union des métiers et de l’industrie de l’hôtellerie (un syndicat patronal), aborde les grévistes avec véhémence. Relatant l’incident dans un communiqué, la CNT cite ses mots : il aurait indiqué vouloir « rétablir l’ordre » et être déjà « en train de s’organiser » pour. La situation commence à se tendre au Radisson, et de l’autre côté du port, la Mairie fait la sourde oreille. « Sur les réseaux sociaux, on a interpellé le maire et ses adjoints pour savoir si le bruit des casseroles ne les dérangeait pas trop ! » s’amuse Julien, dans la presse locale. Finalement, l’adjointe aux affaires sociales Audrey Garino, une historique du PCF marseillais, reçoit les femmes de chambre à la mi-juillet, et leur apporte son soutien.

Treizième mois tactique

« On demandait une prime annuelle, un treizième mois et une augmentation de salaire », énumère Christina. Après de multiples négociations, de longs échanges de mails et des réunions en cascades, notamment en présence d’une inspectrice du travail plutôt timorée, un accord commence à se dessiner. Signé le 3 août, celui-ci prévoit ­l’instauration progressive d’un treizième mois sur quatre ans, une promotion à un échelon supérieur de la grille salariale entraînant une hausse de salaire de 9 %, et des conditions de mobilité sur les autres sites du groupe, limitée à trois jours par mois, avec prise en charge des déplacements.

Le treizième mois était le plus dur à arracher

Pour Lara, c’est une belle victoire. Selon elle, le treizième mois était le plus dur à arracher : « En 2019, on avait mené une grève de six mois au NH hôtel, notamment sur le treizième mois. La société de nettoyage de l’époque, Elior, n’a jamais voulu en entendre parler.  » Ce qui a changé la donne cette fois ? Précisément le conflit avec Elior au NH. Lassé de cette grève qui s’enlise, l’hôtel finit par résilier le contrat avec son prestataire pour le donner à… Acqua. La société cède alors le treizième mois, la peur au bide d’hériter d’un conflit social. « Les dirigeants d’Acqua avaient mis le doigt dans l’engrenage avec le NH. Du coup on a pu faire valoir le principe d’égalité. Ils ont pinaillé mais juridiquement, ils savaient qu’ils prenaient un risque », conclut Lara.

Et la prime ?

Pour Christina et les autres, l’abandon de la prime annuelle est une déception. « Le syndicat a négocié une prime de 150 euros pour 2024, mais ce n’était pas ce que nous demandions ! » De son côté, Lara justifie : « Dans de précédentes grèves, nous n’avons jamais réussi à obtenir la prime. Et les dirigeants d’Acqua s’y opposaient catégoriquement, arguant le “risque de contagion” » En clair, la société craignait de devoir généraliser la prime sur tous ses sites si elle était accordée au Radisson. « J’ai senti que si on s’entêtait, on allait rentrer dans un conflit long. D’autant que le soutien de l’inspection du travail s’affaiblissait, que la préfecture commençait à s’impatienter et que la caisse de grève s’amenuisait. » Pour Lara, il s’agissait de « sécuriser les acquis pour revenir plus fort plus tard  ».

« Je vais au Radisson, je fais le boulot, je repars. Personne ne m’embête »

Parmi les grévistes, le sentiment qu’on leur a un peu forcé la main persiste. Sans compter que le dernier jour des négociations, toutes reçoivent une convocation au commissariat. L’objet ? « Violence en réunion » et « dégradation de matériel ». Ce n’est pas Acqua, tenu par sa promesse de ne pas engager de poursuites, mais le Radisson qui porte plainte. « Les convocations ne sont pas arrivées par hasard : quand on est à l’inspection du travail pour négocier un accord et qu’on reçoit un texto de la police… Il y a clairement une volonté de mettre la pression ! » tempête Julien. Le syndicat a accompagné les grévistes au commissariat et fait en sorte qu’elles aient un avocat. Depuis elles ne savent toujours pas à quelle sauce elles seront mangées. L’une d’elles, en congé à cette époque, n’a pas pu se présenter à son audition, empêchant la justice de statuer sur d’éventuelles poursuites. En attendant, les femmes de chambre ont repris le travail. En chemise et pantalon, cette fois. « Je vais au Radisson, je fais le boulot, je repars. Personne ne m’embête, affirme Christina. Mais depuis notre retour, je sais que certaines de mes collègues, plus timides, ont eu des réflexions des gouvernantes. » Et pour la prime de pénibilité ? Comme le dit Lara : « Plus fort plus tard. » Mais bientôt quand même, on espère !

Par Gaëlle Desnos
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CQFD n°234 (octobre 2024)

Dans ce n°234 d’octobre 2024, on revient avec Valérie Rey-Robert sur ce qu’est la culture du viol dans un dossier de quatre pages, avec en toile de fond l’affaire des viols de Mazan. On aborde aussi le culte du patriarche et les violences sexistes dans le cinéma d’auteur. Hors-dossier, Vincent Tiberj déconstruit le mythe de la droitisation de la France. On se penche sur les centres d’accueil pour demandeurs d’asile en Italie, avant de revenir sur la grève victorieuse des femmes de chambres d’un hôtel de luxe à Marseille. Enfin, on sollicite votre soutien pour sortir CQFD de la dèche !

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