« A bord, tout le monde était terrorisé »

Cet été, CQFD a croisé quelques sans-papiers faisant escale à Marseille, et ces derniers ont pris le temps de nous raconter leur périple. On les écoute et, instantanément, ils sortent de la case « migrants »  : ce sont juste des gens vivants, marrants, et en quête de jours meilleurs.

Marseille, été 2015. Les îles du Frioul sont envahies par des hordes de clandestins. Des Goudes à l’Estaque, des navires surchargés déversent quotidiennement leurs lots d’étrangers hagards et épuisés. Les trains provenant d’Italie arrivent gare Saint-Charles remplis de Libyens, Syriens et autres Soudanais…

Ha ? À CQFD, nous n’avons rien vu de tel.

Mais c’est ce qu’affirme – au conditionnel – le quotidien régional La Provence dans son édition du 4 août. Le pisse-copie Jean-Jacques Fiorito y soutient qu’« une vague soudaine (composée essentiellement de musulmans) aurait déferlé sur Marseille, ces dernières semaines. » Tremblez, lecteurs  ! Cet afflux massif est confirmé par le Samu social, mais « sans donner de chiffres ». Ce que fait la préfecture, qui parle « d’une soixantaine de demandes d’asile ». Une soixantaine… Un véritable tsunami, on vous dit  !

Par L.L. de Mars.

Dans la vraie vie, en cherchant bien, nous en avons dégoté une petite poignée bien planquée dans une turne marseillaise. Venant de Vintimille, la plupart sont en attente d’un départ vers le nord de l’Europe. Deux d’entre eux, Soudanais, ont bien voulu narrer leur périple autour d’un café et de quelques clopes.

Ibrahim1 est un grand gaillard plutôt jovial qui doit approcher la trentaine. Il s’exprime en arabe. « Une fois arrivé en Libye, j’ai décidé de traverser la Méditerranée. Les passeurs proposent plusieurs options  : soit un passage à 2 000 dollars, sur un grand bateau, soit 1 460 dollars [2 000 dinars libyens], mais sur une petite embarcation. Mais il n’y a pas eu de grand bateau, c’était une arnaque  ! Quelques-uns ont protesté, ils ne voulaient pas monter, ni repayer. » Il s’arrête, s’essuie le coin des yeux. Suki, la traductrice de CQFD, le laisse terminer. Ibrahim s’excuse, puis reprend : « Les passeurs en ont abattu plusieurs. »

Ibrahim a quitté Khartoum en novembre 2011, après avoir fait un an de prison. Son tort ? « À la faculté, je militais pour la défense des tribus du Darfour, pour le respect de leurs droits. » Mauvaise pioche. Les autorités auraient tenté de le corrompre, puis saboté son parcours universitaire pour calmer ses ardeurs. Sans succès. Ce fut donc la taule. Puis le départ.

Arrivé au Tchad début 2012, il ne s’éternise pas et continue vers le nord. « À la frontière, j’ai dû travailler contraint forcé, ou quasiment, dans une mine d’or. Pour en sortir, il faut payer  ! Et si tu ne peux pas, on enlève ton tee-shirt, et on fait brûler un sac plastique sur ton dos. » Sa famille aurait déboursé 500 à 600 euros pour lui permettre de s’extraire du guêpier. Mais une fois en Libye, la galère se poursuit  : « Je travaillais, mais je n’étais pas toujours payé. Là-bas, tout le monde est armé, il y a beaucoup de drogue, c’est dangereux. » Et, le 12 juillet dernier, il a donc fini par embarquer pour l’Europe.

Sur un bateau pouvant accueillir quatre-vingts personnes, ils étaient, selon lui, près de cinq cent soixante passagers. « Les passeurs sont sur une petite embarcation et on les suit. À la limite des eaux libyennes, ils demandent si quelqu’un sait piloter un navire, nous indiquent deux étoiles à suivre, puis ils s’en vont. À bord, tout le monde était terrorisé. Les gens avaient peur de l’eau, des poissons. En plus, c’était ramadan ! Et de toute façon, nous avions peu d’eau et de nourriture. » Contrairement à tant d’autres, ils eurent la chance d’arriver sains et saufs en Italie.

Mais à la frontière française, fermée aux migrants sur ordre des autorités, la danse des passeurs recommence : « Ils demandent 250 à 300 euros. Ils promettent de t’amener à Paris, mais le plus souvent ils te laissent à Vintimille ou à Nice, en t’affirmant que c’est la capitale  ! »

Arrivé à Marseille fin juillet, Ibrahim ne compte pas y faire de vieux os, même si « il y a beaucoup d’humanité en Italie et en France. Je n’ai jamais vu ça chez moi ». Il évoque là les soutiens, associatifs ou individuels, et non pas les forces de l’ordre qui lui bloquaient la frontière à Vintimille !

Bob, lui, a fait le choix de rester dans la cité phocéenne. Lui aussi est soudanais, et, après une errance de plusieurs années entre Égypte et Libye, il a tenté sa chance sur la Méditerranée en juin dernier  : «  La première fois, la police tunisienne a fouillé le bateau et nous a tout pris. La seconde, le navire prenait l’eau, nous avons abandonné.  » La troisième fut la bonne, mais non sans mal  : « On a failli chavirer à cause d’un mouvement de panique, quand on a vu des ailerons autour du bateau. Puis, nous nous sommes perdus en mer. Mais nous avons été récupérés par deux navires, et je suis arrivé directement à Marseille. » Le lendemain de notre rencontre, Bob avait rendez-vous à la préfecture. S’il veut s’installer ici, c’est qu’il y a rencontré «  des gens super généreux » – là non plus, pas à la préf...

N’en déplaise au journaliste de La Provence, la seule « vague » entraperçue en discutant avec ces galériens du voyage, c’est celle de l’émotion.

Jean-Baptiste Legars, avec Suki Alaoui pour la traduction.


1 Les prénoms ont été modifiés.

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