Une usine très occupée
Quand les machines se taisent
Sous un soleil écrasant, les collines de la campagne toscane entourent la zone industrielle de Campi Bisenzio, dans la banlieue de Florence. Des banderoles accrochées sur des grillages arborent le slogan « Insorgiamo » (« Insurgeons-nous ! »), emprunté à la Résistance florentine de la Seconde Guerre mondiale. Bienvenue à l’usine automobile GKN, occupée par ses ouvriers depuis le 9 juillet 2021 à la suite du licenciement de l’ensemble des employés.
Cet après-midi de juin, ils sont quelques-uns, accoudés à la barrière du poste de surveillance. Le site, immense, est quasiment désert : la plupart des occupants sont partis battre le pavé dans le centre. Un homme nous embarque à sa suite. Francesco, manutentionnaire syndiqué d’une quarantaine d’années, ne cache pas son enthousiasme : « Le 13 juillet, on aura tenu plus longtemps que l’occupation la plus longue de l’histoire italienne. Vous imaginez ? Je suis militant, alors paradoxalement, c’est comme un rêve qui se réalise pour moi, jamais j’aurais pensé vivre ça. » À l’ombre du porche des locaux de l’administration, il raconte : « La lutte a commencé avant l’occupation. En 2007-2008, un collectif s’est constitué à l’intérieur de l’usine [contre la modification des horaires de travail], composé d’une trentaine de militants et animant des assemblées régulières qui pouvaient réunir jusqu’à une centaine d’employés. On avait déjà insufflé une dynamique de négociation très forte au sein de GKN. » Il poursuit son récit : « Quand [le fonds d’investissement britannique] Melrose1 a racheté la boîte en 2018, il a fermé dans la foulée un site en Angleterre et un autre en Allemagne, sans grande réaction de la part des travailleurs. On s’est dit : ça nous pend au nez. Alors on s’est organisés en interne. Avec le syndicat, mais aussi en nous inspirant des luttes de Fiat dans les années 1970 2. Avec le collectif, on est aussi allés apporter notre soutien à d’autres luttes, comme celle d’Alfasud à Pomigliano (Campanie) ou d’Electrolux, à Susegana (Vénétie). » Les militants de GKN sont majoritairement syndiqués à la Fiom-CGIL, l’équivalent de la CGT métallurgie, mais au sein d’une branche dissidente, Riconquistiamo tutto (« Reconquérons tout »), un peu plus rock’n’roll. Le collectif d’usine bénéficie ainsi de l’appui des syndicats, tout en conservant un fonctionnement où les prises de décisions viennent de la base3.
Le 1er juillet 2021, le gouvernement d’union nationale de Mario Draghi supprime l’interdiction de licenciements pour raisons économiques dans les secteurs de l’industrie et du bâtiment, mise en place par le gouvernement Giuseppe Conte4 pendant la pandémie. Les investisseurs se lâchent : le 9 juillet 2021, un mail envoyé aux syndicats annonce la fermeture de l’usine GKN et le licenciement de ses 500 employés. Plus d’une centaine d’entre eux se réunissent spontanément sur les lieux et débordent les dix gardes privés embauchés par Melrose pour l’occasion. Ils occupent le site et forment une assemblée permanente, vite ralliée par des soutiens locaux : Église, centres sociaux autogérés, partis politiques de gauche radicale. Rapidement, des actions se mettent en place. Le 19 juillet, les syndicats appellent à une grève générale de 4 heures dans la province de Florence, suivie pendant tout l’été de manifestations et concerts de soutien. Le 18 septembre, une manifestation nationale réunit un cortège spectaculaire de 40 000 personnes à Florence. En parallèle, la Fiom-CGIL dépose un recours auprès du Tribunal du travail de Florence. Le 20 septembre, les licenciements sont annulés. Melrose doit reprendre à zéro la procédure de licenciement collectif, soumis par la loi à un préavis de 75 jours. Deux mois et demi durant lesquels les ouvriers touchent leurs salaires, en attendant les indemnités et le chômage : l’occupation peut s’inscrire dans la durée. En décembre, coup de théâtre : l’entrepreneur Francesco Borgomeo, conseiller de Melrose dans les négociations, rachète GKN à son propre compte. Six mois plus tard, ses intentions demeurent floues, mais les ouvriers n’ont pas attendu pour embrayer sur leurs propres projets.
Dans l’usine, Francesco commente les lignes de bras robotisés bleu électrique à perte de vue. « L’usine est très rentable, la production a augmenté de 14 % en pleine pandémie », nous dit-il, dirigeant nos regards vers les logos Fiat, mais aussi Maserati, Ferrari, Lamborghini, qui trônent à côté d’un poste de contrôle. Francesco poursuit : « On est ouvriers spécialisés, on pourrait faire repartir la production dès aujourd’hui. Sans nous, rien ne tourne et il y a beaucoup d’argent immobilisé ici. 8 millions d’euros, rien qu’en stock de production. Le coût des machines n’est même pas quantifiable. Tout ça, c’est notre monnaie d’échange dans la négociation. » Alors ces machines, les occupants en prennent soin. Ils ont mis en place trois équipes tournantes qui surveillent le site en permanence. « Le nouveau propriétaire de l’usine, Borgomeo, nous paye pour ça », lâche Francesco, sourire en coin, pas peu fier de l’entourloupe.
D’autres équipes se sont formées pour tenir l’occupation. La cantine sert des repas tous les jours et le nettoyage du site est effectué régulièrement. Un bar s’est aussi ouvert. Sans oublier le groupe de coordination des femmes, qui réunit les épouses et compagnes de la main-d’œuvre – masculine – de l’usine. Hors les murs, des délégations du collectif rencontrent des organisations étudiantes et universitaires, assistent aux assemblées de soignants et de profs, ou participent à la marche anti-G20 du 30 octobre dernier à Rome... Elles rallient même les mobilisations lycéennes pour le climat et rejoignent les luttes paysannes5, brisant le clivage entre mouvement ouvrier et écolos.
Il faut dire que les ouvriers ont une idée derrière la tête. Le 11 mars dernier, ils ont déposé un plan de reprise, rédigé en collaboration avec un groupe d’économistes, d’historiens, de sociologues et d’ingénieurs solidaires. Son horizon : une reconversion de la production vers des énergies propres et de mobilité durable, notamment dans l’hydrogène et le photovoltaïque, à l’intérieur d’un pôle public qui associerait diverses industries en cours de transition écologique. Une proposition de loi contre les délocalisations a également été écrite par les ouvriers, avec l’aide de juristes.
Largement soutenus, les ouvriers de GKN sont en position de force et ont bien l’intention de s’en servir pour gonfler leurs rangs et jouer le rôle de miroir réfléchissant des autres luttes. « Les soutiens, les journalistes, tout le monde nous demande : “Comment allez-vous ?” », relate Francesco. « Et nous, on a appris à retourner la question : “Et vous ? Comment vous allez ? Nous ça va, on est tous ensemble à occuper l’usine, on a encore de quoi tenir un moment. »
Avant de nous laisser, Francesco lance : « Vous remarquez ce silence ? Pour quelqu’un comme moi, qui travaille ici depuis vingt-cinq ans, il n’est pas très plaisant. » Sa phrase résonne dans nos têtes alors qu’on boit un coup au bar, avec ceux qui sont revenus de la manif et qui se lancent dans un tournoi de baby foot. On se dit qu’au moins quand elles se taisent, les machines laissent à d’autres la possibilité de s’exprimer.
1 Dont le slogan est sans équivoque : « Acheter, revaloriser, vendre ».
2 Tout au long des années 1970, la gigantesque usine Fiat de Turin est le fer de lance de l’autonomie italienne, qui voit les ouvriers expérimenter de nouvelles formes d’organisation et de représentation au sein des usines, à l’écart des partis et des syndicats.
3 Voir l’article « La lutte des ouvriers de GKN à Florence, entre auto-organisation ouvrière et mobilisation sociale », Chronique internationale de l’IRES n° 177, 2022.
4 Plus précisément par le deuxième gouvernement Conte, alliance du Mouvement 5 étoiles (citoyen et « antisystème ») et de plusieurs partis de centre-gauche, en fonction de septembre 2019 à février 2021.
5 Par exemple la ferme de Mondeggi, près de Florence, occupée depuis 2015. Lire « Squat agricole en Italie : le terroir du chianti collectif », CQFD n°170 (novembre 2018) ou encore « En Italie, la Zad de Mondeggi cultive le bien commun », Reporterre (28/03/2018).
Cet article a été publié dans
CQFD n°211 (juillet-août 2022)
Dans ce numéro d’été à visage psychotropé, un long et pimpant dossier « Schnouf qui peut » qui se plonge dans nos addictions, leurs élans et leurs impasses. Mais aussi : un reportage sur la Bretagne sous le joug d’une gentrification retorse, une analyse du quotidien de sans-papiers vivant « sous la menace », le récit d’une belle occupation d’usine à Florence, des jeux d’été bien achalandés, des cuites d’enfer, la dernière chronique « Je vous écris de l’Ehpad », des champignons magiques gobés avec des écrivains...
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Paru dans CQFD n°211 (juillet-août 2022)
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Illustré par Elzazimut
Mis en ligne le 22.07.2022
Dans CQFD n°211 (juillet-août 2022)
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