L’histoire ne dit pas si Djamel a fini par rejoindre les-centaines-de-milliers-plus-d’un-million-c’est-sûr de manifestants qui, dans les semaines suivantes, ont défilé sous ses fenêtres.
22 février (Acte I)
Tout le monde était au courant, personne ne savait trop quoi en penser. Ce vendredi-là, une marche était prévue, certes. Mais à Alger, depuis 2001, année de la dernière grande révolte kabyle [1], les rassemblements sont interdits et le risque encouru est grand pour qui entend battre le pavé. Depuis le début de l’année, plusieurs marches avaient déjà eu lieu ailleurs dans le pays, accompagnées de quelques arrestations. Alors, les appels anonymes sur Facebook, personne n’y croyait plus que ça.
Ce 22 février, la matinée est des plus calmes, les rues d’Alger quasi désertes. Il faut dire que comme dans d’autres pays où l’islam est religion d’État, le vendredi est l’équivalent du dimanche en Europe : tout est fermé. À 13 h, on entend l’appel du muezzin pour la grande prière du vendredi. Et puis ça arrive. Comme sorties de nulle part, des grappes de personnes se répandent dans les ruelles, les rues et les avenues. Il n’y a pas vraiment de point de rendez-vous, ni de parcours, ni de cortège. Tous les quartiers d’Alger convergent vers le centre. Les pas sont pressés, on se dirige vers le palais d’El Mouradia, la résidence présidentielle.
Puis un autre groupe suit la corniche, encore un autre se rassemble vers la Grande Poste : « Bouteflika, il n’y aura pas de cinquième mandat ! » On s’encourage à prendre des photos, des vidéos. « N’ayez pas peur », entend-on. Et puis : « Dégage FLN ». La police est là, mais plutôt en observation. Tous les portables sont de sortie, les chants se font de plus en plus pressants. Les manifestants se regardent, hébétés de se compter si nombreux. Évidemment, on craint l’infiltration des services secrets au sein des protestataires, véritable obsession locale – justifiée. À la fin de la journée, personne n’arrive à se remettre de l’événement. Déjà, on le dit « unique », « historique ». Et pas qu’à Alger.
Internet est coupé à de multiples reprises. Le soir, l’ENTV, la télévision publique, ouvre son JT par la visite d’un ministre à Dubaï. Personne ne le sait encore, mais à partir d’aujourd’hui, Alger va connaître des rassemblements quasi quotidiens. Au fait, combien de manifestants pour ce premier vendredi ? Presque un comble : ce sont les autorités qui avanceront l’estimation la plus haute, 100 000 personnes.
23 février
À la cinémathèque, La Bataille d’Alger [2] est programmée. « L’Algérie dit non », titre El Watan, principal quotidien francophone. Place de la Grande-Poste, sur la façade du siège du Rassemblement national démocratique, parti du Premier ministre Ahmed Ouyahia, le grand portrait du président Bouteflika a disparu : décroché la veille par des manifestants, il ne réapparaîtra pas.
Ce samedi, un meeting de Rachid Nekkaz est prévu. Personnage tartuffe, il s’était fait connaître en France en remboursant les amendes des femmes verbalisées pour port de niqab dans l’espace public. Après avoir tenté de se présenter à la présidentielle hexagonale de 2007, cet homme d’affaires a renoncé à la nationalité française pour tenter sa chance en Algérie. Ce 23 février, son meeting est assez rocambolesque – Nekkaz se fait arrêter par la police et « ramener » dans son village. Par la suite, il fera encore pas mal parler de lui. Inéligible, il présentera à sa place un cousin homonyme, mécanicien de profession, le jour de la date limite du dépôt des candidatures. Une fois « l’autre Nekkaz » élu, le « vrai » Nekkaz serait devenu vice-président puis président tout court à la suite de la démission du cousin. Spoiler : ça ne marchera pas.
En attendant, Nekkaz a encore un tout petit peu – un tout petit peu on a dit – de légitimité et quelques centaines de personnes partent en manif sauvage après son meeting. Direction place des Martyrs et la Casbah. Les flics sont un peu plus tendus que la veille. À nos côtés, quelqu’un fait les sous-titres : « C’est de là-bas que partent les révolutions, le lieu est très symbolique ! »
26 février
Les étudiants sont dans la rue. Chaque jour, un groupe social différent. La veille, les journalistes, le lendemain, les avocats, un autre jour, les médecins, puis les juges (mêmes les juges ! d’ordinaire prompts à condamner les opposants), les handicapés, les enseignants. Tous les jours un peu plus nombreux, dans plus de villes. On n’arrive plus à suivre.
1er mars (Acte II)
Pour qualifier cette journée, difficile d’éviter les superlatifs et les mots galvaudés. Oui : la foule, la masse, le peuple en mouvement [3]. Oui aussi : la parole retrouvée ; enfin, la peur qui change de camp. D’accord avec tout ce qui a été décrit, dit, ressenti : la joie, le monde aux balcons, la multitude qui apparaît de partout. Dans chaque ruelle, comme des essaims, on s’applaudit dès qu’on se voit.
Descendus des hauteurs de Telemly, Hachemi et Farah, jeunes mariés, ont préparé les pancartes « Système dégage » et le bientôt anachronique « 5 » barré. 5 pour cinquième mandat, mais il n’y en aura pas, ou pas vraiment, mais ça personne ne le sait encore. Un couple d’amis les rejoint et vite, on prend les ruelles, on se dépêche, il ne faudrait pas tomber sur la police avec ces pancartes à la main. On retrouve le flot des manifestants. Il y a davantage de femmes que vendredi dernier. Casquette aux couleurs nationales sur la tête, Amal manifeste « pour la dignité » et Karima a amené sa fille Katia voir « cette deuxième indépendance ». À l’entrée du tunnel des facultés, une vieille dame, très chic, cheveux gris tirés en chignon, en plein milieu des scooters débridés, se rapproche de ses deux amies : « C’est l’Algérie du peuple, ils ont voulu la prendre, mais elle est là ! »
2 mars
C’est l’anniversaire du Président. 82 ans. Bahia, réalisatrice de documentaires engagés, vit ces moments comme « une réparation » : « Notre image de nous-mêmes a été tellement écornée... On retrouve une certaine estime. » Zoubida est avocate, membre d’un collectif citoyen d’opposition, Mouwatana : « Le peuple n’arrêtera pas, sa maturité politique dépasse de loin celle de nos dirigeants. » Nacer, lui, est sociologue : « En vingt ans, Bouteflika a effacé toute structure, la seule institution qui reste, c’est sa personne. »
3 mars
Long suspense, mais ce soir-là, le dossier de candidature de « Boutef » a bien été déposé par son directeur de campagne. Dans une sorte de lettre à la Nation lue par les journalistes, il s’engage – « s’il est élu », ce dont pas grand monde ne doute – à ne pas aller au bout de son mandat et à organiser des élections présidentielles anticipées. Depuis son AVC (accident vasculaire cérébral) de 2013, Bouteflika est inaudible et quasi invisible : lors des cérémonies officielles, seul son portrait se promène. Scène surréaliste, début février, à l’occasion d’un meeting, des dirigeants du FLN ont offert un nouveau cadre... au cadre de Bouteflika. On n’arrête pas le progrès. Dans les rues, une pancarte prévient : « Nous ne voulons ni du cadre, ni des clous qui le fixent ».
8 mars (Acte III)
Escale à Béjaïa, port de petite Kabylie, à 220 km à l’est d’Alger. La ville a la réputation d’être plus « libre », moins conservatrice. D’ailleurs, la région est tellement habituée aux révoltes que la police se fait discrète. Ce troisième vendredi de marches correspond à la journée internationale de lutte pour les droits des femmes. On suit le collectif libre et indépendant des femmes de Béjaïa.
À 26 ans, Wissem en est la fondatrice. Elle s’occupe aussi d’un collectif de femmes dans son village, Aokas. Elle milite au Parti socialiste des travailleurs (PST), organisation trotskyste membre de la 4e Internationale, proche du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) français. À mille à l’heure, elle retrace l’histoire du mouvement féministe algérien : la place occupée (puis occultée) par les femmes depuis la guerre d’indépendance ; les premiers combats, notamment contre le code de la famille [4] dans les années 1980 ; les scissions, l’incapacité à fédérer un mouvement national ; les conflits de générations ; les « féministes bourgeoises », etc.
Ce vendredi, plusieurs centaines de femmes marchent derrière elle, ses camarades et leurs mégaphones. Deux amies se marrent : « C’est pas la femme qui marche derrière l’homme, c’est l’homme qui marche derrière la femme. » Dans leur dos, un homme, justement, accepte la chose en souriant.
À l’heure du débrief, Wissem et les autres organisatrices sont contentes de l’affluence. Il y avait du monde. Beaucoup de jeunes, oui, mais aussi des plus âgées, venues parfois avec leurs petites-filles. Certains mots d’ordre, contre le « patriarcat » ou le « sexisme », ne sont pas forcément bien passés, parfois par incompréhension. Idem pour la banderole « Abrogation du code de la famille ». Wissem soupire : « On a encore du travail. » Le lendemain, une poignée de militants aguerris se retrouveront à la cinémathèque de la ville pour une projection du film Lettre à ma sœur réalisé par Habiba Djahnine en hommage à sœur Nabila, architecte et militante féministe, assassinée par des islamistes en 1995.
11 mars
Réjouissances de la communication de crise : Bouteflika annonce qu’il ne briguera pas de cinquième mandat. Une manche de gagnée, ambiance Coupe du monde dans les rues, mais personne n’est dupe. Car le vieux ne démissionne pas de son poste et l’élection présidentielle est reportée : il n’y aura pas de cinquième mandat, mais combien de temps s’éternisera le quatrième ?
12 mars
Comme chaque mardi à Alger, grande marche des étudiants. Contre le 4e mandat et demi cette fois-ci... On s’adapte comme on peut. Et on dénonce le système, le FLN, les oligarques, les magouilles, les syndicats étudiants vérolés.
Mouloud, 19 ans : « Nous n’avons plus que deux ans de réserve de pétrole, on doit faire vite des réformes, le pays est dans le rouge. » Il étudie dans une école privée, chère, l’École supérieure de gestion. Le jeune homme est très investi dans le mouvement depuis le début ; ce n’est pas le cas de tous ses petits camarades : « Eux, ils ont une porte de sortie. » Sous-entendu, ils pourront toujours rattraper le « système » en cours de route. Place Audin [5], on colle des Post-it colorés avec idées et revendications : « Vous vous êtes rempli les poches, laissez nous maintenant tranquilles, on reconstruira notre pays, inch’Allah ».
15 mars (Acte IV)
C’est vendredi ! Tout le monde est de sortie, la foule est jeune, âgée, féminine, masculine, algéroise ou non. On s’organise un peu plus cette fois, quelques sonos sont de sortie. Pas mal de slogans anti-Macron aussi. Notre préféré : « Prépare le bois, tu vas plus avoir de gaz pour l’hiver ! » Toujours plus de monde. Pour l’essoufflement du mouvement, on repassera.
22 mars (Acte V)
Durant la semaine, chacun s’organise. Une marche par-ci, une pétition par-là, des AG, des facs occupées, des conférences, des débats. Le gouvernement a tenté la stratégie d’allonger les vacances scolaires à un mois au lieu de deux semaines : peine perdue... Aux terrasses des cafés, tout le monde discute politique : « Ça ne se serait pas passé comme ça avant le 22. » Le vendredi est devenu synonyme de sortie hebdomadaire entre amis ou en famille.
Pour ce cinquième acte, le premier du printemps, il pleut, mais personne n’y prête attention. Cinq heures à tourner en rond dans le centre-ville, souvent on piétine, tout le temps, on sourit. « On est passés de corps humiliés à corps déliés », nous dit Fatma Oussedik, sociologue et féministe engagée de 70 ans.
À la fin de la journée, les trains de banlieue sont pleins, les autoroutes aussi. À 19 h, coincé dans les restes de la manif, un chauffeur de taxi discute avec un flic. Ils ne se connaissent pas. Le policier, visiblement très content d’être là, le charrie : « Bah alors, tu marches pas avec nous ? »
[/Margaux Wartelle/]