Toulouse
Un complexe dual, mi-civil, militaire
Depuis les moulins à poudre royaux ouverts en 1536, Toulouse tient à son esprit explosif. Combiné à cet héritage industriel, l’éloignement des fronts a fait de la Ville rose un bastion de l’industrie dite « stratégique », tant parce qu’elle fournit la guerre que pour les profits qu’elle génère. Le marché de la « sécurité globale » (la guerre chez soi ou chez les autres) est estimé à 100 milliards d’euros dans le monde, 30 milliards pour l’Europe, 10 pour la France. Acteur en vue du maintien de l’ordre, le pays des droits de l’Homme rayonne mondialement, exportant 55 % de cette production. Les contrats passent par la Sofremi, Société française d’exportation de matériels et de services du ministère de l’Intérieur, filiale de la Sofema, Société française d’exportation de matériel d’armement, dont les actionnaires principaux sont l’état et des grands groupes d’armement. Principaux bénéficiaires : les multinationales de défense, Safran, Nexter, Thales, Dassault, Sagem, BAE Systems, Airbus group, la plupart implantées à Toulouse. Si certaines sociétés sont clairement identifiées comme fournisseurs de matériel de guerre, elles travaillent généralement tant pour le civil que pour le militaire. Les entreprises de l’aéronautique et du spatial (un salarié sur deux à Toulouse) servent a 25 % – ou plus – le marché militaire 1. Ainsi, Paul Boyé Technologies, dont les marchés balayent « émeutes, terrorisme, banditisme, risques technologiques, catastrophes naturelles » fournit des tenues de combat à l’armée et des gilets pare-balles au GIGN, habille tous les gendarmes, leur livre jambières et protège-bras, vend des gilets à motif camouflage aux chasseurs, du sportwear pour le loisir de plein air, ou des « gilets réfrigérants » à application médicale, militaire et sportive. Le laboratoire Emitech teste tout ce qu’on lui soumet, du jouet au missile. Lacroix fourgue feux d’artifice et déclencheurs d’avalanches mais aussi des grenades pour le maintien de l’ordre. Début novembre, Lacroix était au Salon de l’armement aérien à Dubaï pour y vanter des systèmes équipant avions de chasse, hélicos de combat et transports de troupes.
Aéropostales-aéromartial
Penser les usines d’armement comme des entités séparées et identifiées est aujourd’hui complétement obsolète. Civiles, militaires, les productions sont totalement imbriquées, ce qui maintient un appareil industriel capable de fournir des grandes quantités, sans pour autant stocker des tonnes de matériel sans débouché immédiat. Tout compte fait, les vols longs-courriers sont plus fréquents que le bombardement aérien. Et l’Aéropostale, puis l’Aérospatiale, c’est quand même plus seyant que fournisseur de système électrique d’automitrailleuse, tel que Nexter Electronics au sein d’un groupe vendant des chars d’assaut, des obus, des roquettes et des blindés de maintien de l’ordre.
Pour la légende, Toulouse a ses pionniers comme Saint-Exupéry, le papa du Petit Prince. Mais les zingues ont toujours plus passionné les généraux que les facteurs. Dès la guerre 14-18, Latécoère produit chasseurs et bombardiers à Toulouse. En 1920, Dewoitine produit des avions de combat qu’il vend aussi à l’étranger. En 1937, le Front populaire nationalise l’important tissu d’industrie militaire dédié à l’aéronautique dont trois aérodromes toulousains voués au militaire. Après la guerre 39-45, le civil gagne du terrain mais les usines produisent aussi pour les états-majors. La technologie des avions supersoniques guerriers sert au programme du Concorde qui, en retour, a permis des avancées pour le Mirage F-1. Au fil des ans, de nombreux constructeurs et sous-traitants s’installent dans la région, créant près de 70 000 emplois directs. Quelque 40% des 360 entreprises étrangères installées dans la région travaillent aujourd’hui dans ce secteur.
Engrais, pesticides et médocs
Quand AZF a pété, ça a sauté à la figure de tout le monde : l’engrais (ici du nitrate d’ammonium), c’est hautement explosif. Impossible d’invoquer un effet secondaire accidentel. L’usine de Toulouse a toujours produit pour la guerre et l’agriculture. De fait, AZF était directement reliée à l’usine voisine, la SNPE, Société nationale des poudres et explosifs, au nom explicite même si beaucoup de Toulousains croyaient que n’en sortait « que du carburant pour la fusée Ariane ». Comme si on mobilisait des centaines d’ouvriers en 3x8 pour envoyer en l’air une fusée par an… AZF, la SNPE et sa filiale Tolochimie censée être spécialisée en vernis, pesticides et fongicides, constituent alors un complexe imbriqué où circule ammonitrate, azote, phosgène et méthanol. Ce qui continue sur le site de la SNPE, aujourd’hui Herakles-Safran. Imperturbable, le maire raconte, en 2013, que les risques sont strictement confinés « au territoire de l’usine ». Les riverains dorment beaucoup mieux, depuis… Et si les missiles balistiques produits par la boîte explosent partout dans le monde, après tout, c’est loin tout ça. Mieux vaut déblatérer sur les médicaments produits sur le site qu’au sujet du carburant d’« engins stratégiques de la force de dissuasion » ou des missiles Exocet qui ont tué 32 marins anglais pendant la guerre des Malouines en 1982. Associé à un labo pharmaceutique comme Pierre Fabre, le groupe Herakles-Safran fait aussi dans la « filière chimie verte », dite « propre », respectueuse de l’environnement. Défense de rire.
La paix c’est la guerre
Historiquement, le tissu industriel toulousain se construit autour de l’armement, chevillé à la Recherche et à l’enseignement supérieur local. Certains programmes de recherche publique sont d’ailleurs entièrement dédiés à l’économie du casse-pipe et financés par le ministère de la Défense. Ces liens ne cessent de se renforcer au fil des accords passés par la Direction générale de l’Armement avec le ministère de l’Enseignement et la Recherche, ou directement avec des établissements universitaires. Supérieur, secondaire ou primaire, l’Enseignement distille ici la culture militariste dès la maternelle, avec ses délégués à la Défense dans les facs, ses classes jumelées avec des régiments, l’option « défense et sécurité » dans les lycées, stages à la clé dans l’armée pour les potaches.
Bizarrement, l’idée de guerre ne faisant pas rêver, on préfère le terme de sécurité. On parle de maintien de l’ordre et d’interventions militaires, autant de guerres qui ne disent pas leur nom. Ce qui a quand même beaucoup plus de gueule que l’impérialisme, la gloire de la race ou les vils intérêts financiers. La police se militarise, les militaires mènent des opérations de police. S’y ajoutent le marché des « savoir-faire », le partage des moyens, les échanges d’expériences. Sans compter le bénéfice symbolique qu’amène le fait d’intervenir pour cette valeur suprême qu’est la sécurité. L’envol des drones en est un parfait exemple. Bientôt les mêmes appareils survoleront l’Afghanistan, Roubaix ou le quartier du Mirail avec des « équipements adaptés » à chaque situation. Toulouse a d’ailleurs une des premières écoles pour pilotes de drones, montée par un ex-commandant de bord de l’armée de l’air sur l’ancienne base militaire de Francazal, où l’on déleste les particuliers de 2 900 euros pour cinq jours de formation. Elle participe au « Groupement d’intérêt scientifique microdrones » rameutant plus de 100 chercheurs spécialisés. « Pour les contrôleurs aériens et les forces de l’ordre », Egis Avia a inventé un système de détection des drones inconnus. Game of drones, le nouvel eldorado du business mêlant répression, guerre et loisirs.
À lire le gros travail d’information sur le complexe militaro-industriel et universitaire toulousain : Toulouse Nécropole. Spécialités locales pour désastre global. La production d’armement dans la région toulousaine, Auto-édition, 2014.
1 Rapport INSEE 2013 sur l’économie en Midi-Pyrénées.
Cet article a été publié dans
CQFD n°139 (janvier 2016)
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Paru dans CQFD n°139 (janvier 2016)
Dans la rubrique Le dossier
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Illustré par Plonk et Replonk
Mis en ligne le 24.03.2017