Ravages du fret aérien

Un avion dans votre salon ?

Grâce au fret aérien, on peut acheter du raisin chilien en janvier et se faire livrer en quelques jours une babiole en plastique fabriquée en Chine. Dans la famille des émetteurs de gaz à effet de serre, le fret aérien est un secteur des plus absurdes, et des plus méconnus.
Dessin de Karine Bernadou (CQFD n°106)

Les extensions d’aéroports se multiplient partout en France : Nantes, Nice, Marseille, Bordeaux, Lille, Rennes, Montpellier, Caen... Et cela avec la complicité – voire au nom – des collectivités locales, alors même qu’elles affichent des stratégies de réduction des émissions de CO2. Ces projets montrent bien la schizophrénie de nos dirigeants. Loin de réduire cette pollution, ils l’accélèrent. Et le fret aérien y prend pleinement sa part. 

Arrêter un avion qui vole n’est pas une chose aisée, l’empêcher d’agrandir son nid mortifère est bien plus à la portée de l’action citoyenne et militante. Les créneaux sont saturés ? Les infrastructures sont insuffisantes pour les prévisions de croissance ? La réponse pragmatique à apporter n’est pas d’augmenter la taille du territoire sacrifié mais bien de réduire cette activité. On critique déjà à juste titre le projet discutable d’étendre le glorieux statut de touriste aux 90 % de l’humanité qui n’en jouissent pas encore. Mais on oublie un autre abus, celui du fret aérien, résumé en une phrase simple : le smartphone moyen a, quelques jours après sa naissance, déjà parcouru bien plus de kilomètres en avion que n’importe quel humain moyen. 

« 120 millions de tonnes de CO2 »

Parlons d’abus et non d’usage : le fret aérien nous rend un fier service lorsqu’il faut transporter d’urgence des vaccins souffrant de dates de péremption, des médicaments vers des zones de catastrophes, des pièces de rechange pour les blocs des hôpitaux, des organes pour les greffes. Applaudissons. Puis revenons au supermarché du coin et constatons, Parisienne, Bordelais, ou Strasbourgeoise, qu’en janvier nous pouvons acheter du raisin. Au XIXe siècle, il fallait la fortune et l’extravagance mondaine de la Païva ou de la Belle Otero pour offrir à ses invités du raisin en janvier. En 2022, quel Européen s’étonne de pouvoir déguster une grappe chilienne juste après Noël ? Qui s’étonne que tel objet indispensable, essentiel – pantalon fluorescent à haut-parleur incorporé, presse-quinoa connecté, compteur de calories pour croque-monsieur, taille-crayons à batterie rechargeable — puisse être commandé en ligne à un esclavagiste (pardon, un fabricant) chinois, produit en deux heures, empaqueté et mis dans une palette, la palette roulée dans une soute d’Airbus, et le taille-crayons à batterie rechargeable livré vingt-quatre heures après avoir été commandé ? Mais inoffensif taille-crayons à batterie rechargeable et délicieuse grappe de raisins sont devenus les armes du crime climatique. Parce que les torchères des avions crachent du CO2. Beaucoup de CO2. Combien ?

Ce que nous mangeons, c’est d’abord et avant tout du pétrole.

La nourriture transportée par avion ne compte que pour 1 % des transports mondiaux de nourriture. Mais dès 2009 elle émettait 11 % du CO2 rejeté par tous les transports de nourriture1. En 2021, le fret aérien était en « en pleine forme », se réjouissait récemment Le Figaro2. Cette seule année, il aura transporté 66 millions de tonnes de marchandises dans ses soutes3. Ce qui signifie qu’il aura rejeté 120 millions de tonnes de CO2, soit 17 000 fois la masse de la Tour Eiffel, ce qui génère un effet de serre considérable. Et quelle obscénité que de rejeter 120 millions de tonnes de CO2 dans l’air pour des siècles pour des objectifs aussi frivoles que, par exemple, déguster en quelques secondes des grains de raisin… qui ont déjà nécessité du pétrole pour leur culture. N’oublions pas qu’en définitive, on a tant mécanisé l’agriculture contemporaine que ce que nous mangeons, c’est d’abord et avant tout du pétrole.

« Transporter vite pour vendre vite »

Le fret aérien parle. Si on l’écoute, il parle autant qu’un marlou un peu lâche qui donne ses compères pour sauver sa peau. Le fret aérien avoue que le capitalisme, en toxicomane du profit et de la croissance, cherche sa came partout, et maintenant dans le double eldorado du « juste-à-temps » et de la mondialisation. Très avantageuse la mondialisation, puisqu’elle gomme les saisons et permet de ne produire que là où les salaires sont les plus bas. Mais ensuite, il faut transporter le pantalon fluorescent ou la grappe de raisin d’un bout à l’autre de la planète. De nos jours, c’est le bateau qui transporte presque tout, et pour un prix dérisoire. Mais les bateaux, c’est lent. Ce que l’on transporte, on ne le vend pas. Plus tard on vend, moins on gagne, plus tôt on vend, plus on gagne. L’immobilisation par les stocks, voilà l’ennemi du profit ; le « juste-à-temps », voilà son ami. Bref, si l’on veut vendre dans les délais fulgurants auxquels on a rendus les consommateurs accros en les rendant dépendants aux pixels et aux claviers, il faut transporter toujours plus vite et toujours plus sûr, ce que le transport aérien accomplit à merveille. D’ailleurs les tarifs d’assurance, plus bas, reflètent la plus grande sécurité du transport aérien, une autre raison de l’utiliser. Sait-on que transporter 450 000 iPhones en avion depuis la Chine jusque dans le Tennessee ne coûtait en 2013 que 250 000 dollars4 ? 250 000 dollars, c’est beaucoup ? Non, ce n’est que 0,55 dollars par boîte à hypnose, c’est-à-dire 0,06 % de son prix de vente.

Revenons à ce cercle vicieux, cette spirale infernale de la temporalité sans cesse accélérée du capitalisme. Pour gagner plus, il faut vendre plus, pour vendre plus il faut vendre plus vite, donc produire plus vite. Le temps gagné par l’employé qui produit plus vite est aussitôt consacré à produire encore plus. Paradoxalement, plus on produit vite, moins on a de temps pour vivre. Ironie tragique du capitalisme : l’informatique et le télétravail se combinent pour que le temps libre soit désormais intolérable, inacceptable, voire impossible. Les rapidités de l’ordinateur, de l’imprimante 3D, de la livraison par Amazon, du fret aérien sont en train de tuer la saveur de la vie. Encore un peu de litchis au kérosène ?

Collectif Passerelle

1 Voir le rapport intitulé "Air Freight, the impact".

2 Voir « Le fret aérien en pleine forme », 12/10/21.

3 Chiffre disponible ici.

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