Teuf et santé communautaire

Techno + : rien n’arrête un peuple qui panse

Entre répression effrénée et Covid sabreur de teufs, le monde de la free party et de l’utopie techno, animé par l’imparable slogan « Rien n’arrête un peuple qui danse », sort d’une période plutôt sombre. Touché, mais pas coulé : dans le sillage de l’association Techno+, fondée en 1995, une nouvelle génération porte haut le flambeau de la réduction des risques en matière de drogues.
Illustration de Gwen Tomahawk

Instant nostalgie – Vieux souvenirs de teufs et de tekos, quand j’étais jeune et aspirant drogué festif, début 2000. Entre les murs de sons, le hardcore ou la drum and bass déversés plein tube, l’émerveillement pupilles éclatées en découvrant l’univers de la teuf et sa construction autoges tionnaire, les rencontres ecstasiées et les galères bad tripées, on tombait parfois sur un stand Techno+. Rien d’impressionnant, juste un havre bricolé : quelques tables chargées de flyers expliquant les effets et contre-indications de drogues comme le LSD ou la kétamine, des volontaires gentiment perchés mais à l’écoute des plus arrachés des teufeurs, des pailles pour sniffer safe, un espace premier secours et un coin chill-out où se poser, avec canapés et coussins dodus. Respiration à l’écart de la teuf. Possibilité de débrancher. Je me disais que ça faisait partie du décor, comme la montagne de drogues, de camions, de dreads et de décibels. Mais au vrai, ça venait de loin, d’un long et beau combat. Qui a continué sa route jusqu’à aujourd’hui.

« Tu viens pour aimer »

L’association Techno+ est née en 1995, loin des radars. Une petite structure façonnée dans les débuts du mouvement free party français, qui a émergé peu après que les premiers teufeurs anglais, aux premiers rangs desquels le légendaire crew des Spiral Tribe, ont débarqué en France, fuyant la répression de leurs fêtes en territoire british. Parmi les précurseurs hexagonaux, Thierry Charlois explique : « 1995, c’était l’arrivée du LSD, drogue que le public ne connaissait pas. Il y avait des situations rudes, avec des gens qui ne comprenaient pas ce qui leur arrivait, partaient en gros bad trip. Or pour moi, c’était l’inverse de la teuf, où tu viens pour aimer et apprécier. Et puis j’ai aussi fini par comprendre que ce que je vivais, à savoir consommer chaque week-end un ou deux taz suivis de dépressions pendant la semaine, était liée à des effets chimiques. Là-dessus aussi, il fallait informer. »

On est près de trente ans plus tard, l’eau a coulé sous les sons, mais Thierry Charlois n’a pas changé de discours. Ce 21 juin, soir de la fête de la musique, il prend la parole sur l’estrade du très chicos auditorium de l’hôtel de ville de Paris, après la projection d’un documentaire consacré à Techno+, qu’il a cocréée : un pied chéper, un pied sur terre de Judith Du Pasquier. La réalisatrice ne connaissait pas vraiment ce monde ni ses constellations, mais a embrayé illico quand l’occasion s’est présentée, passant beaucoup de temps avec les bénévoles. Résultat : un film au plus près du sujet, vivant et porteur d’espoir dans sa manière de mettre en avant des énergies et les outils mobilisés pour que vive la teuf. Après la projection, on se pose pour en discuter, verre de pif en main. Elle m’explique qu’il y a encore beaucoup de pesanteurs dans l’appréhension du sujet : « Le discours de la réduction des risques par les principaux intéressés reste souvent tabou. Niveau diffuseurs, j’ai été jetée de partout quand par le passé je voulais faire un documentaire plus global sur l’usage des drogues, axé sur cette approche – même Arte a décliné car c’était trop sensible. Des institutions m’ont répondu que je ne pouvais pas parler des drogues comme ça. Alors que moi, j’ai juste été bluffée en découvrant ce monde, ce que construisent ces gens, malgré la répression. »

Danse de la matraque

Au fil des années, Techno+ a en effet connu beaucoup de remous, et été régulièrement attaquée par des institutions sourdes à son mot d’ordre : accompagner plutôt que réprimer. En 2003, son président d’alors Jean-Marc Priez se retrouve devant le tribunal à cause de flyers donnant des conseils pour « sniffer propre ». Victoire pour lui et humiliation du ministère de l’Intérieur. Rebelote en 2016, avec une perquisition pour une sombre et ridicule histoire de labo de drogue prétendument abrité par l’association. Quelques années plus tard, à la suite de la free party de Lieuron ( Ille-et-Vilaine ) organisée en pleine crise sanitaire pour le réveillon d’adieu à l’immonde 2020, la maire du 7e arrondissement de Paris Rachida Dati et son groupe Changer Paris remettent en question l’action de Techno +, subventionnée par la mairie. Toujours au top dans son rôle de chute du Niagara de la connerie, l’éditorialiste Élisabeth Lévy tempête sur CNews : « C’est une association qui vend de la drogue. »

« C’est une association qui vend de la drogue. »

L’action des bénévoles s’avère d’autant plus indispensable que le mouvement free party fait face à une répression sévère, virant parfois au dramatique. Le jour de la fête de la musique 2019, à Nantes, Steve Maia Caniço se noie suite à une charge de policiers à forte teneur en lacrymo essuyée par des fêtards qui, dansaient devant un son posé sur les quais de Loire. Le 19 juin 2021, c’est le teknival de Redon (Ille-et-Vilaine) qui est dévasté par des pandores en mode bulldozer, avec à la clé notamment une main arrachée. Dans un pied chéper, un pied sur terre, on peut voir une armée de bleus en train de fracasser des sound systems à la masse et le désarroi de bénévoles de Techno+ voyant affluer les blessés. Un traumatisme pour beaucoup. Mais qui a paradoxalement contribué à souder les troupes, estime dans le documentaire Ben Lagren, militant de la teuf au sein de la Coordination nationale des sound systems. Selon lui, des teufs organisées de haute lutte face à la répression fédèrent d’autant plus que le sentiment d’avoir « gagné » le droit de danser imprègne les présents.

Pas d’abstention dans le son

Une chose est sûre : malgré les bâtons dans les roues, le mouvement teuf se porte bien, essaimant plus que jamais des pratiques de santé communautaire . « Beaucoup croient que la free party n’existe plus, parce qu’il y a peu de com’ sur les réseaux sociaux, mais en vrai, il y a une effervescence, des teufs tous les week-ends », explique Fabrice, historique de l’association. « Et le public est plus militant aujourd’hui. Parce qu’à une époque où les boîtes de nuit et festivals sont plus accessibles, moins chers, il faut vraiment être convaincu pour faire la fête au prix de centaines de bornes en bagnole, parfois d’amendes pour circulation sur chemin forestier, ou de tests salivaires avec possiblement retrait de permis. » Fabrice est d’autant plus ravi que l’asso voit de plus en plus de petites teufs s’autogérer : « Ils montent leurs stands eux-mêmes et nous écrivent pour qu’on leur envoie du matos, notamment des flyers d’information et des “roule-ta-paille”. C’est génial, exactement le principe de Techno+ : que les gens s’approprient leur défonce. » Autre facteur d’espoir : les pratiques évoluent. Le soir de la projection, je discute avec quelques volontaires fumant une clope à la porte de secours, moyenne d’âge la vingtaine. « Il se passe plein de trucs dans le milieu, c’est génial », dit l’un. « Et des choses ont changé, précise une autre. Aujourd’hui, on fait beaucoup plus gaffe aux questions d’agressions sexuelles. Et contrairement à une époque, on n’enjambe plus des corps inertes sans se poser de questions… »

Au lendemain d’élections qui ont vu lesdits « jeunes » massivement s’abstenir, il y a dans le milieu de la free party une forme de prise en main collective qui fait sens, à contre-courant. « S’il y a répression, c’est aussi parce que cette capacité d’auto-organisation fait peur au pouvoir », s’enjaille Fabrice. « Il faut s’imaginer ce que c’est, des milliers de personnes qui parviennent à s’organiser pour faire la fête, les capacités de mobilisation que ça représente. »

Si Techno+ reste sauvage, se tenant à bonne distance de toute récupération, c’est aussi parce que les troupes évoluent, avec un gros turn-over de bénévoles. Selon Fabrice, la moyenne d’âge des volontaires rejoignant l’asso chaque année serait d’environ 23 ans. De nouvelles recrues forcément conscientes de la charge politique du mouvement après l’éteignoir Covid. Sachant qu’il n’est pas question d’oublier les « anciens ». Avant la première officielle à Paris, une avant-première a eu lieu début mai, lors du dernier gros teknival en date, en Dordogne, sur le site d’une mine d’or abandonnée. Fabrice en parle avec des frissons dans la voix : « C’est un cadeau que les organisateurs ont fait à Techno+. Avec cette folie de passer le film à 22 heures le samedi soir, quand la teuf bat son plein et que les gens sont perchés. On pensait qu’il n’y aurait personne. Mais tous les sons se sont éteints et les gens se sont assis. À la fin, il y a eu un tonnerre d’applaudissements. »

Émilien Bernard
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CQFD n°211 (juillet-août 2022)

Dans ce numéro d’été à visage psychotropé, un long et pimpant dossier « Schnouf qui peut » qui se plonge dans nos addictions, leurs élans et leurs impasses. Mais aussi : un reportage sur la Bretagne sous le joug d’une gentrification retorse, une analyse du quotidien de sans-papiers vivant « sous la menace », le récit d’une belle occupation d’usine à Florence, des jeux d’été bien achalandés, des cuites d’enfer, la dernière chronique « Je vous écris de l’Ehpad », des champignons magiques gobés avec des écrivains...

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