Intro du dossier (n°211)
Schnouf qui peut !
À l’origine de ce dossier d’été, un constat : parmi et autour de nous, les buveurs de flotte sont rares et les psychotropes en tous genres tournent comme des ragots, sans parler de nos dépendances chroniques ou intermittentes à diverses béquilles médicamenteuses. Du petit apéro qui en entraîne dix-huit autres aux assemblages chimiques les plus savants, boire, fumer, sniffer un petit coup, c’est certes agréable – enfin, le plus souvent –, mais aussi, ça interroge.
Pourquoi on se la colle ? Ça, c’est pas le gros mystère, et certainement pas sans rapport avec tout ce qui nous donne envie de donner des coups de tête dans les murs de ce monde pourri – avant de danser au milieu de ses ruines sur un gros son qui tache. Réfléchissant à son propre rapport à la picole, le philosophe Gilles Deleuze observait dans son Abécédaire (1988) : « C’est peut-être ce qu’on croit voir, ce qu’on croit éprouver, ce qu’on croit penser qui fait qu’on éprouve ce besoin. Pour pouvoir le supporter, pour pouvoir le maîtriser, on a besoin d’une aide, alcool, drogue, etc. [...] Même si on doit le payer après, on le sait bien. »
Car en effet, l’addition est parfois aussi salée que le kif est salutaire. Sans en faire une question de morale, force est de reconnaître que les lendemains ne chantent pas toujours, que les enterrements n’attendent pas forcément le nombre des années et que, quand bien même ça ne tourne pas au drame, tout produit addictif tend à prendre dans notre quotidien une place plus grande que celle qu’on croyait lui avoir laissée [lire pp. VIII & IX].
⁂
À vouloir lire la défonce au seul prisme des parcours individuels, il y aurait pourtant gourance, et sérieuse. Son histoire est celle de l’humanité tout entière. Psychotropes et autres stimulants sont des réalités sociales, historiques et aussi politiques.
Car, comme pour tout ce qui génère du biff (et un sacré paquet : environ 1 % du PIB mondial pour les seules drogues illégales, soit peu ou prou la moitié des dépenses militaires) et exerce un impact sur le travail et la production, l’État s’en mêle. Et pas qu’un peu. D’un côté, en réglementant l’usage et le commerce des produits. De l’autre, en organisant au besoin les trafics les plus crapoteux – la CIA s’étant rendue maître de la douteuse spécialité consistant à soutenir des narco-États à sa botte, quitte à déverser sur la société étatsunienne de pleins pipelines de substances toxiques [p. X]. Illustration la plus récente de cette hypocrisie meurtrière : la crise des opioïdes aux States, qui a vu le laboratoire pharmaceutique Purdue Pharma organiser une dépendance de masse parfaitement légale, au prix de centaines de milliers de morts par overdose.
L’arbitraire des législations cartographie le terrain de jeu du trafic et de la contrebande, avec ses aventures hautes en couleur [p. XI]. Mais, dans un contexte de consommation massive de substances illicites (27 % des Européens – mémés polonaises comprises – auraient consommé du cannabis au cours de leur vie, près de 5 % de la cocaïne, plus de 3 % de la MDMA ou des amphét’1), il détermine aussi une répression sauvage et absurde. Dans ce domaine, la France est championne : pays d’Europe où la consommation de cannabis est la plus répandue, elle est aussi celui dont la législation est la plus sévère envers les simples consommateurs – et la plus inefficace.
Toutes les mécaniques perverses de la police française se coagulent dans la répression des drogues. « Politique du chiffre », d’abord, pour laquelle la consommation ultra répandue du cannabis constitue une cible de choix : infraction sans victime, l’usage ou la détention de petites quantités offre aussi un taux de résolution maximal, le délit étant élucidé au moment même où il est identifié. Beau travail, les bleus : sur quelque 2000 infractions à l a législation sur les stupéfiants (ILS) constatées en moyenne chaque année, 160 000 à 170 000 concernent le simple usage – plusieurs milliers de fumeurs sont ainsi chaque année condamnés à de la prison2. Ciblage social et racial ensuite, les contrôles visant en particulier les usagers qui consomment dans l’espace public, pour beaucoup précaires ou à la marge ; et ceux qui, parce que racisés, subissent contrôles au faciès et fouilles inopinées.
Heureusement, pendant que certains traquent consommateurs à la petite semaine et foncedés non repentis, d’autres essayent d’en prendre soin.
C’est la mission que s’est donnée le mouvement de la réduction des risques (RDR), auquel nous consacrons plusieurs enquêtes [p. II à VI]. Né de la lutte contre le sida dans les années 1980 et particulièrement actif dans le microcosme de la free party depuis les années 1990, il a su imposer une nouvelle approche de la consommation, garantie sans moraline, qu’il s’agisse de drogues dites dures ou d’autres plus tolérées socialement comme l’alcool. Au lieu de culpabiliser l’usager et de le guider vers l’horizon unique d’un lointain voire hypothétique sevrage, l’idée est de l’accompagner dans sa consommation afin de limiter sa prise de risques et de circonscrire l’impact de son addiction sur sa vie.
Le constat qui nous a donné l’envie de ce dossier, c’est que les drogues sont là, omniprésentes, légales ou pas, avec leurs risques, leurs ombres et leurs beautés, leurs élans et les murs contre lesquels ils se fracassent. Prendre cette réalité en compte, c’est d’abord tenter de faire en sorte que les premières et premiers concernés ne se consument pas comme des papillons de nuit sur les lumières de leur défonce. Et ensuite, calmement, posément, se dire qu’une civilisation qui provoque un tel sauve-qui-peut mérite de crever. À nous de fournir collectivement un nouveau carburant, le produit de synthèse insurrectionnel qu’on tapera sans craindre l’overdose sur le cadavre des puissants.
1 « Rapport européen sur les drogues – Tendances et évolutions », publié par L’Observatoire européen des drogues et des toxicomanie, 2021.
2 « Interpellations et condamnations liées aux stupéfiants », site de l’OIP (03/07/2017).
Cet article a été publié dans
CQFD n°211 (juillet-août 2022)
Dans ce numéro d’été à visage psychotropé, un long et pimpant dossier « Schnouf qui peut » qui se plonge dans nos addictions, leurs élans et leurs impasses. Mais aussi : un reportage sur la Bretagne sous le joug d’une gentrification retorse, une analyse du quotidien de sans-papiers vivant « sous la menace », le récit d’une belle occupation d’usine à Florence, des jeux d’été bien achalandés, des cuites d’enfer, la dernière chronique « Je vous écris de l’Ehpad », des champignons magiques gobés avec des écrivains...
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Paru dans CQFD n°211 (juillet-août 2022)
Dans la rubrique Le dossier
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Mis en ligne le 01.07.2022
Dans CQFD n°211 (juillet-août 2022)
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