Les Gilets jaunes, trois ans après

Sur le rond-point

Pendant plusieurs mois de 2018 et 2019, Emmanuel Gras a promené sa caméra aux côtés des Gilets jaunes d’un rond-point de Chartres. Sorti le 23 février dernier, son film Un peuple en fait une chronique à la fois intime et politique, pleine d’empathie et de subtilité.
Photo Emmanuel Gras

Une pandémie plus tard, ils paraissent loin, les Gilets jaunes. Le bon moment, en somme, pour la sortie d’Un peuple, documentaire d’Emmanuel Gras1. Contrairement à J’veux du soleil (2019) de François Ruffin, tourné dans l’urgence de l’événement, un peuple s’inscrit dans la longue durée de son tournage, et témoigne, sur un mode discret, de l’histoire avec un grand H : celle que, parfois, les Gilets jaunes ont eu conscience de faire. Pour la distance historique, on est servis : dans le café kabyle où le réalisateur nous a donné rendez-vous, Éric Zemmour débagoule à la télé pendant une heure de rang.

Le film s’ouvre sur de longs travellings dans les zones résidentielles, les grands magasins et les entrepôts de la périphérie de Chartres (Eure-et-Loir), pour atterrir sur le rond-point où Emmanuel Gras s’est campé tous les samedis de la fin 2018 au printemps 2019. Presque au hasard : après avoir participé aux premières manifs sur les Champs-Élysées, il cherche à rejoindre un groupe sur son terrain. une copine lui parle de Chartres, il va à Chartres. Il ne sait pas sur qui il va tomber et de fait, par rapport aux Gilets jaunes de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique) filmés par François Langlais et Arthur Thouvenin dans Imagine, demain on gagne (2020), ceux de Chartres sont peu politisés. Emmanuel filme, écoute, discute, assiste aux débats et aux déplacements sur Paris, pose partout un regard curieux et parfois perplexe, clairement sympathisant, mais pas militant. Un peuple pose autant de questions qu’il fournit de réponses.

« Sur la base de presque rien »

Ce sont d’abord beaucoup de réunions où les Gilets jaunes organisent leurs actions, élaborent leurs revendications et réfléchissent aux stratégies à adopter. Avec son bagage associatif et militant (à Lutte ouvrière), le réalisateur se passionne de voir ces néo-manifestants « réinventer la lutte collective » : « Ils ne se connaissaient pas, ils n’étaient pas militants, ils n’avaient pas les mêmes idées, et ils devaient s’organiser sur la base de presque rien. » D’abord marginale, la revendication du RIC, le « référendum d’initiative citoyenne » qui donnerait enfin voix au chapitre à la population, s’impose peu à peu dans les débats. « Au début, quand ils ont commencé à lister leurs revendications, ils en avaient soixante, entre lesquelles la logique n’était pas évidente, se remémore Emmanuel. C’est compliqué de faire système  ! Le RIC occupait cette fonction. L’idée, c’était : si on obtient le RIC, le reste suivra. »

Le groupe est soudé par l’évidence d’un constat commun et un « sentiment d’appartenance » collective, lié au partage d’une même condition sociale. De ce vécu, le film rend compte en s’attardant sur quelques figures. Benoît, qui s’impose comme une sorte de leader – au risque de décevoir – et inscrit explicitement le combat des Gilets jaunes dans la lutte anticapitaliste. Agnès, dans la panade après un divorce, mère isolée avec deux enfants dont un handicapé, qui se lance à corps perdu dans le mouvement. Allan, qui affronte avec une sorte de candeur l’explosion de violence en manif, et la nouveauté des idées qui fusent. Les liens qu’a tissés le réalisateur s’enroulent peu à peu en une pelote qui forme une histoire, au double sens du terme : à la fois une révolte sociale d’une ampleur inédite, qui marque un avant et un après ; et un récit. Peu à peu, il observe la répression et la propagande s’abattre, l’enthousiasme retomber, la lassitude voire le désespoir s’emparer des corps et des esprits.

Violence sociale et bon sens bourgeois

Au fur et à mesure du film, les scènes de violences se font de plus en plus nombreuses. Les keufs apparaissent pour ce qu’ils sont. Quant à la casse, Emmanuel réserve son jugement. « La question de la violence se posait régulièrement par le seul fait d’aller manifester. Tout ça a quand même été étouffé dans une grande violence répressive… » Il poursuit : « Pour parler comme les autonomes, la manifestation est un endroit où les rapports de pouvoir se révèlent dans leur nudité. En ce sens, oui, on a vu  ! À un moment donné, il y a une répression policière qui est nue. D’un autre côté, les affrontements violents font aussi peur à beaucoup de monde. » Entre ceux qui misent sur la violence pour médiatiser le mouvement, et ceux qui craignent son effet démoralisateur, le film se contente d’enregistrer fidèlement les tensions.

« Tout ça a quand même été étouffé dans une grande violence répressive… »

Un peuple illustre avec insistance une autre violence : celle des bourgeois anti-Gilets jaunes, face auxquels ces derniers ne craignent pas de monter au filet. « Il y avait une violence sociale visuelle, se souvient Emmanuel. Ils ne portent pas les mêmes vêtements, n’ont pas les mêmes physiques, pas les mêmes vécus… Ça se voit immédiatement. » Dans un grand magasin où ils font des courses pour une réunion, ou après une séance du « grand débat » macronien, les militants se font chapitrer comme des mômes. Quand Agnès explique qu’elle n’arrive pas à boucler son mois, un macroniste lui répond : « Faut pas que vous preniez les choses comme ça  ! » Emmanuel : « On leur expliquait que leur problème, c’était qu’ils ne pouvaient pas évoluer socialement. Alors qu’eux, ils font face au chômage de masse, aux salaires merdiques. On parle tout le temps du bon sens populaire, mais il y a surtout ce bon sens bourgeois, plein de discours prémâchés, qu’on entend partout dans les médias. »

Entre-temps, sur la télé du bistrot, Marine Le Pen a remplacé Zemmour. On demande en partant au patron s’il n’en a pas marre d’entendre ces saloperies toute la journée. Il ironise sur Zemmour : « C’est un Kabyle, comme moi, et il déteste les étrangers, c’est quand même fou  ! » Et ajoute que Valérie Pécresse n’est pas mieux. On lui rappelle que la gauche existe encore. Tout le monde éclate de rire.

Laurent Perez

1 Il a notamment réalisé les documentaires Bovines (2011) et Makala (2017), grand prix de la Semaine de la critique au Festival de Cannes.

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CQFD n°207 (mars 2022)

Dans ce numéro de mars aux belles couleurs roses et rouges, un dossier sur « les saigneurs de l’info », mais aussi : une terrible enquête sur les traces d’un bébé mort aux frontières près de Calais, un voyage au Caire en quête de révolution, un stade brestois vidé de sa substance populaire, un retour sur les ronds-points jaunes, une gare en péril, des cavales, des communards pas si soiffards...

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