Appli
Sans toit, ni data
Disponible depuis l’automne dernier, l’application mobile Entourage propose aux associations d’aide aux sans-abri de coordonner et d’optimiser leurs tournées de rue respectives. Gratuit et à but-non lucratif, l’outil numérique permet de géolocaliser les parcours des équipes de maraude en temps réel et de notifier sur une carte virtuelle les points de rencontre avec des sans-abri. Le maraudeur peut aussi enregistrer, par écrit ou par dictée vocale, l’état de santé du SDF, ce qui lui a été distribué (pour, par exemple, ne pas lui donner deux fois de suite un bol de soupe) ou encore si le sans-abri a besoin d’un dentiste ou de vêtements.
Maraudes professionnelles, bénévoles ou paroissiales, on dénombre déjà en France une quarantaine d’associations ayant adopté Entourage. De plus en plus de mairies y voient même une solution miracle pour optimiser l’action sociale. En octobre dernier, lors d’une réunion de coordination entre équipes de maraude à la mairie du 15e arrondissement de Paris, Marc Esclapez, élu Républicain délégué à la précarité a ainsi invité le créateur de l’application, Jean-Marc Potdevin (sic !), à vanter les mérites de son joujou numérique devant les travailleurs sociaux.
Le 11 avril dernier, lors d’une réunion de travail du même type et alors que les associatifs échangent autour de sans-abri qu’ils accompagnent dans la rue, l’édile balance soudain : « Vous voyez, si vous aviez Entourage, vous ne perdriez pas de temps à faire ces réunions. » Hugo1, travailleur associatif et présent à ces rencontres à la mairie, fulmine : « Marc Esclapez est alors revenu à la charge sur l’utilité de cette application, en insistant sur le fait que Jean-Marc Potdevin était tout disposé à revenir présenter l’appli. C’est que certaines associations se sont montrées dubitatives : les acteurs de l’intervention sociale sont déjà en lien les uns avec les autres. C’est l’essence même de notre métier et l’application vient justement casser ce lien entre nous. »
« Entourage développe un réseau social autour d’un sans-abri qui n’a même pas été consulté ! Imaginez que sans votre consentement, vos voisins enregistrent sur une appli si vous êtes présents ou non, quelle est votre humeur du jour ou qui vous recevez chez vous, ajoute Christophe Louis, directeur de l’association parisienne Les Enfants du Canal – participant également aux réunions du 15e. Quant à la question de la propriété des données récoltées sur les SDF, les promoteurs de l’appli restent très évasifs. Mais il faut être aujourd’hui naïf pour ne pas se méfier des dérives de fichage inhérentes à ces nouvelles technologies... »
RÉVÉLATION DIVINE 2.0
Ancien dirigeant de Yahoo Europe et créateur de nombreuses startups à succès, Jean-Marc Potdevin avoue dans son livre paru en 2012 Les mots ne peuvent dire ce que j´ai vu. L’expérience mystique d’un business angel, avoir rencontré « la Présence divine et royale en personne » lors d’un pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle. Le millionnaire commence depuis chacune de ses journées en allant à la messe et confesse : « Passer du temps avec ces personnes me fait du bien et me permet de toucher du doigt mes pauvretés, que je ne voulais pas voir. 2 »
Désormais devenu un « entrepreneur en quête d’humanité », le business-angel s’attelle à allier charité chrétienne et nouvelles technologies 2.0. Et d’affirmer : « J’aime l’Église : elle montre le bon chemin. Je marche en suivant son balisage3 ». Accompagné de sa femme, Jean-Marc Potdevin prêche ainsi depuis cet automne les bienfaits numériques de son « réseau social collaboratif sur smartphone » en faisant la tournée des équipes de maraude du pays. Sa « start-up solidaire » est même appuyée dans sa stratégie de promotion par TBWA, un géant de la publicité qui conçoit les campagnes de McDonald’s ou encore de Dior et Yves Saint Laurent.
Mais l’artillerie communicationnelle a du mal à camoufler le fait qu’Entourage permet également de fliquer en douce les maraudeurs. « C’est un instrument de contrôle des salariés car en temps réel on sait où l’on est, explique Hugo. Pour les financeurs ou notre direction, ils auront une trace de tous nos faits et gestes car l’application permet d’éditer une carte de toutes nos tournées de rue. » Sans ambages, Sylvie Ceyrac, déléguée LR à la solidarité du 15e arrondissement, argue aux assos : « Au moins, on saura ce que vous faites ! »
LIKE MON AUMÔNE !
D’autres applications caritatives proposent depuis peu aux péquins lambdas de s’adonner à la lutte digitale contre l’exclusion grâce à leur smartphone. En téléchargeant Homeless Plus, l’âme charitable peut géolocaliser les besoins d’un SDF – mais ce dernier reste anonyme, ouf ! –, indiquer son sexe et son humeur grâce à des « émoticônes », puis enregistrer cinq types d’ actions qu’il a ou qu’il faudrait mettre en œuvre pour le pauvre indigent : dons d’argent, nourriture, boisson, vêtements ou discussion. Tout autre zigue ayant l’application pourra consulter sur une carte les données compilées sur les SDF pour leur venir en aide. Utilisateur d’Homeless Plus, Eric témoigne sur le site de l’application : « Mon fils et moi avons discuté cinq minutes et donné un sandwich et un litre de jus de pomme à Fred. Là, ses yeux se remplissent de larmes, dur de trouver les bons mots. L’agitateur de bonne humeur que je suis prend un coup d’humanisme. » Gloire à Homeless Plus ! Imaginez une horde de bienfaiteurs penchés sur leur smartphone venus vous apporter leurs vieilles couvertures ou un fond de café sans que vous n’ayez rien demandé...
Outre-atlantique, le gant de velours de la main charitable a révélé son poing de ferraille : depuis l’été dernier, les New-yorkais peuvent télécharger Map the Homeless, une application nauséabonde servant à géolocaliser, photographier et fliquer les mauvais comportements des SDF sous forme de hashtags. Le jeune ingénieur à l’origine de l’appli assure vouloir aider la ville à virer les sans-abris des rues et prévenir les habitants des spots de concentrations de clochards4.
Dès le mois de juin, Entourage sera proposé également au grand public. Les riverains d’un quartier pourront se géolocaliser et consulter une liste d’actions en faveur des SDF en bas de chez eux. En lien avec les associations d’action sociale, les voisins philanthropes accéderont à un groupe de tchat privé et discuteront des besoins à apporter au sans-abri. Comme sur e-Bay, les riverains bénévoles seront ensuite évalués pour éviter tout âme malveillante. Une bonne note pour un repas chaud !
« Sous couvert de se donner bonne conscience en apportant au pied des gens ce dont ils ont besoin, Entourage rend confortable la rue, s’inquiète le directeur des Enfants du Canal. Notre travail c’est que les personnes trouvent en premier lieu un toit. Les associations n’ont pas le monopole de l’aide aux sans-abri, mais cette application favorise une certaine ’’uberisation’’ de l’action sociale. »
En écho aux habitants du très chic 16e arrondissement de Paris qui avaient violemment protesté contre un projet de centre d’hébergement dans leur quartier, Christophe Louis avertit : « On est actuellement dans un contexte politique où certains riverains mal attentionnés pourraient facilement détourner l’application pour aider un Français bien de chez nous plutôt qu’un migrant, voire pour expulser les SDF en bas de chez eux. » L’enfer numérique est géolocalisé de bonnes intentions.
1 Le prénom a été modifié.
2 La Croix, 25 janvier 2016.
3 Famille Chrétienne, 22 février 2012.
4 Engineer develops “Map the Homeless” app. New York Post, 10 août 2015.
Cet article a été publié dans
CQFD n°144 (juin 2016)
Trouver un point de venteJe veux m'abonner
Faire un don
Paru dans CQFD n°144 (juin 2016)
Dans la rubrique Actualités
Par
Illustré par ferri
Mis en ligne le 13.06.2016
Dans CQFD n°144 (juin 2016)
Derniers articles de Mickael Correia
20 juillet 2016, 18:01, par Lucas
Supper article !