Rohingya : L’autre crise des réfugiés
D’après le Haut Commissariat aux réfugiés des Nations-unies (UNHCR), les Rohingya constituent 90 % des réfugiés officiellement pris en charge par l’agence en Malaisie. De majorité musulmane et plus prospère que l’Indonésie voisine, ce pays refuse pourtant de les accueillir. La Malaisie n’est signataire d’aucun protocole international sur les réfugiés et les apatrides et ne reconnaît même pas les enfants étrangers nés sur son sol. Pourtant une myriade d’acteurs sociaux tentent cahin-caha de compenser l’incurie de leur gouvernement.
À Penang, grande ville du Nord-Ouest, le Peace Building Club de l’Université Sains Malaysia, animé par le politiste malais Kamarulzaman Askandar, a vu l’un de ses projets étudiants donner lieu à l’ouverture d’un petit établissement scolaire. De quelques cours du week-end assurés par des étudiants bénévoles, leur Peace Learning Centre est devenu un an plus tard une école qui propose à une quarantaine d’enfants des enseignements de malais, d’anglais, de maths ainsi qu’une sensibilisation à la non-violence.
Les étudiants ont pour la plupart laissé la place à des enseignants plus expérimentés, bénévoles ou rémunérés. Arrivés pour les plus anciens avant 2012, date du début de l’actuelle vague de répression contre les Rohingya, la plupart des élèves ont subi de graves violences, comme l’épisode que relate Kohinor, une fille d’une dizaine d’années : « C’était pendant la prière du vendredi, les bouddhistes étaient armés de couteaux et de fusils et ils nous encerclaient. » Aucun élève ici n’écrit ni ne lit sa langue maternelle. Le centre n’offre pas de cours en langue rohingya et ses rapports avec la communauté locale, peu organisée, sont assez lâches. Financé par des dons privés, le Peace Learning Centre demande aux parents une petite contribution. Une exigence parfois difficile à tenir quand il s’agit dans le même temps de les dissuader de retirer leur fille de l’école pour la marier ou la faire travailler à la maison. Et les perspectives d’avenir sont rares puisque presque aucune porte ne s’ouvrira ensuite à l’université. En attendant qu’une adulte la ramène chez elle après une journée d’école qui s’achève a 13 h, une élève s’exerce à la machine à coudre. Une compétence qui pourrait lui servir plus tard à gagner sa vie.
Sambal social
Au nord de la capitale Kuala Lumpur, les grottes de Batu abritent un sanctuaire hindou creusé dans la roche. C’est dans ce quartier que travaillent et vivent des Rohingya, organisés par les efforts d’Ustaz Rafik. Le centre communautaire qu’il a créé en 2014 s’appelle MyWelfare. Alors que beaucoup de « leaders » auto-proclamés monnayent leur entregent pour aider leurs compatriotes à surmonter les écueils de la bureaucratie onusienne, Rafik est largement estimé. Entre le loyer de la maison, le salaire des enseignants et les repas distribués aux 70 élèves, il faut lever chaque mois 10 000 ringgits (environ 2 200 euros) pour faire tourner le centre. Outre les enseignements, MyWelfare est aussi un lieu de prière, un atelier de cuisine et un lieu d’accueil pour quelques familles ou mères isolées. Les dons viennent de l’extérieur mais également des Rohingya eux-mêmes et du produit des ventes du Mama Gulza crispy sambal. Le sambal, c’est cette pâte pimentée présente sur toutes les tables malaises. Celui de Mama Gulza (la mère de Rafik) est cuit à l’huile d’olive, pour séduire un public moins rustique, et commercialisé par le Berani Project.
Tan Chia Wei, l’animatrice du Berani Project, est une Sino-Malaisienne de la classe moyenne aisée qui s’est engagée dans un projet hybride, « socialement utile et économiquement rentable ». Et pour cela, « tous les acteurs doivent trouver leur compte », explique-t-elle. « Je dois pouvoir vendre les produits ou les services offerts par les Rohingya et les salariés recevoir une rémunération juste, des conditions de travail correctes et des perspectives de montée en qualification. » Un obstacle de taille à cette affaire : les réfugiés sont considérés comme des immigrants illégaux et à ce titre n’ont pas le droit de travailler. Pour leur éviter la prison et les amendes aux employeurs, les travailleurs ont le statut de bénévoles auxquels MyWelfare offre une indemnité en échange de leur labeur. Les produits sont ensuite commercialisés par le Berani Project, avec les efforts en marketing de Chia Wei qui déroule un storytelling au service de la bonne cause. Les activités en question sont la cuisine, la couture et le bricolage de récup’. D’ici quelques années, l’« entrepreneuse sociale » espère pouvoir créer une activité de micro-crédit. Le tour de force juridique reste encore à trouver puisque les réfugiés n’ont pas le droit de posséder quoi que ce soit en Malaisie.
Ostracisation
Chia Wei se souvient de ses premiers pas dans le cadre d’une structure d’appels à dons pour des urgences médicales à destination des réfugiés. Les soins hospitaliers ne sont pas refusés aux étrangers, mais ils sont en revanche facturés le double de ce que paient les Malaisiens. Pour une famille rohingya, le prix d’un simple accouchement (que la loi interdit de mener à domicile) est impossible à assumer. Tant que la facture n’est pas payée, la mère et l’enfant restent à l’hôpital et la communauté s’affaire à trouver de quoi réunir, en son sein et auprès de sympathisants de la classe moyenne, les 5 000 ringgits (1 200 euros) nécessaires. Alors qu’il est question en Malaisie d’établir un salaire minimum entre 1 000 et 1 500 ringgits mensuels, la rémunération misérable des Rohingya, autour de 30 ringgits par jour, les oblige à travailler trente jours par mois dans des emplois que personne ne souhaite assurer. Et sur ce maigre salaire, il faut soustraire un tiers environ de pots-de-vin destinés aux policiers qui les menacent de prison. Les mêmes municipalités qui emploient des Rohingya au noir pour vider les drains – sortes d’égouts à ciel ouvert alimentés par les pluies tropicales – et leur font payer des loyers pour des taudis les menacent sans cesse d’expulsion ou de poursuites. Pour Hussein, jeune homme victime d’un accident du travail en juillet dernier, avoir été emmené par son employeur jusqu’à l’hôpital plutôt qu’au commissariat est plutôt une bonne fortune. Son poignet est resté déformé, il ne peut plus travailler de ses mains et ne peut prétendre à aucune indemnité. La prison, un centre de détention où le HCR ne peut pas pénétrer, est ainsi brandie comme menace permanente. Autour d’un thé, Rafik s’engage dans une grande discussion sur le sort des Rohingya, ce peuple qui parle une langue indo-européenne et pratique la religion musulmane : « Les plus anciens textes établissent notre présence dans l’État d’Arakan [en Birmanie]. » Considérés comme des immigrés bengalis de l’époque coloniale, ils ne font plus partie des 135 groupes ethniques reconnus dans le pays. Des premiers dommages de la birmanisation en 1962 jusqu’à leur déchéance de nationalité en 1982, les Rohingya seraient la minorité la plus persécutée au monde d’après les Nations-unies. Le HCR avance le chiffre d’un demi-million de réfugiés, soit un peu moins de la moitié de la population « officielle » des Rohingya.
Une chose est sûre, les récentes violences tiennent de la purification ethnique. Depuis la généralisation des smartphones, les Rohingya font tourner des vidéos des incendies de maisons et des pogroms qu’ils subissent au pays. Selon Rafik, la haine aurait pour cause historique leur loyauté envers les colons britanniques puis leur rôle dans l’insurrection démocratique birmane de 1988 et leur soutien envers Aung San Suu Kyi. Depuis la libéralisation du régime et l’entrée en fonction de l’opposante, leur sort ne fait pourtant que se dégrader. Celle qui est en train de faire revenir au pays la minorité chrétienne Chin a-t-elle un agenda caché qui suppose à plus long terme la réintégration des Rohingya ? L’hypothèse est encore plausible même si elle ne fait que s’éloigner. D’autant que l’État d’Arakan est riche en métaux et hydrocarbures. La peur d’une éventuelle sécession de cette province n’est peut-être pas étrangère à la persécution.
Hypocrisie internationale
Les pays d’Asie du Sud-Est tentent sans succès la médiation et, étrangement, l’appel solennel en juillet du Parlement européen à cesser les violences contre les Rohingya n’a pas été plus fructueux. L’administration étasunienne résiste aux exigences du pouvoir birman qui préfère le terme « Bengali » au mot Rohingya. En visite officielle en juin dernier, le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Marc Ayrault, s’est quant à lui diplomatiquement couché : « Devant [Aung San Suu Kyi], j’ai utilisé le terme de Rohingya car c’est comme cela que l’on dit en France mais je n’emploierai pas ce mot en public : je sais à quel point c’est un sujet sensible et je ne suis pas là pour donner des leçons et compliquer les choses1 ». D’autant que le marché birman s’ouvre à la mondialisation... En attendant, la file d’attente au siège du HCR est toujours aussi longue, les réfugiés ont autant de mal à se faire enregistrer et les budgets dédiés aux actions en Asie du Sud-Est sont en baisse. C’est que l’aide internationale s’est en partie reportée vers l’Europe pour l’aider à surmonter sa « crise des réfugiés ».
Par Sila Bératour.
Collectif D’autres voix : autresvoix@riseup.net.
1 Le Monde, 18 juin 2016.
Cet article a été publié dans
CQFD n°146 (septembre 2016)
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Paru dans CQFD n°146 (septembre 2016)
Dans la rubrique Actualités
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Mis en ligne le 26.03.2018
Dans CQFD n°146 (septembre 2016)
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