Propagande pénitentiaire à Marseille
« Adieu Baumettes » : une opération d’enfumage
L’annonce se voulait aguicheuse : « Ouverture au public du 18 septembre au 30 novembre : venez visiter les Baumettes avant démolition du site historique. » Exemple emblématique de l’indignité des conditions de détention, la vieille prison des Baumettes, fermée en 2018, doit en effet être démolie courant 2020. Elle laissera place à une nouvelle geôle, Baumettes 3, construite sur le même modèle que… Baumettes 2. Ouverte en mai 2017, cette nouvelle prison, attenante à l’ancienne, pose déjà de nombreux problèmes structurels 1. Ils avaient été dénoncés dans le rapport 2 de janvier 2018 que j’avais dirigé pour Confluences, une ONG de défense des droits humains.
Cet automne, dans le cadre d’une campagne de communication intitulée « Adieu Baumettes », l’administration pénitentiaire a donc installé, au sein de la prison historique, un musée éphémère. Censé être ouvert au grand public, il n’a finalement accueilli qu’une population assez homogène. C’est que pour faire la visite, il fallait s’inscrire par Internet. Le nombre de visiteurs était limité à vingt par session, réparties sur quatre jours chaque semaine. Résultat : quinze jours après l’inauguration, toutes les places étaient réservées. En grande partie par des proches des personnels de l’administration pénitentiaire.
Je parviens tout de même à m’inscrire deux fois. Lors de ma première visite, le 27 septembre, les journalistes sont nombreux. L’administration pénitentiaire fait les choses en grand. Un délégué du ministère de la Justice et une représentante de la direction interrégionale de la pénitentiaire sont présents, avec un public trié sur le volet. La visite se fait au pas de course, guidée par la directrice adjointe de la prison des Baumettes 2 qui débite un discours théorique et aseptisé, ne laissant aucun espace à des questions concrètes concernant les conditions de détention. Il faut donc se contenter de faire le parcours du détenu, depuis le sas d’entrée jusqu’au « quartier des arrivants ». En guise de mise en immersion, la déambulation se fait sur fond de bruitages, dont celui de la cour de promenade – musique techno – laisse dubitatif. Clou du spectacle : la guillotine, installée pour l’occasion dans un couloir (c’est aux Baumettes qu’eut lieu, le 10 septembre 1977, la dernière exécution capitale en France, celle de Hamida Djandoubi).
Le 4 octobre, deuxième visite. J’arrive avec ma fille. À peine ai-je rejoint le groupe de visiteurs qu’un surveillant-chef m’interpelle : « C’est la deuxième fois que vous venez, vous n’avez pas compris la première fois ? » Du tac au tac, je réponds : « La première fois, je suis venue dans le cadre de la presse, aujourd’hui je suis là à titre privé. »
La visite commence. Un ex-directeur adjoint de la direction interrégionale nous raconte rapidement l’histoire de la prison devant une vitrine où sont exposés d’anciens instruments de contention, avant de passer la main à la directrice adjointe des Baumettes 2, improvisée guide pour toutes les visites. Elle annonce qu’on peut poser des questions, mais précise aussitôt que le temps est compté. Nous sommes alors introduits dans le couloir d’arrivée des personnes mises sous mandat de dépôt, puis nous passons devant les cabines individuelles d’attente. Nous pénétrons ensuite dans le local de la fouille au corps, où se trouve la cabine de déshabillage de l’arrivant. Première pause explicative sur les effets personnels non autorisés et la remise du paquetage « détenus » (couverture, draps, couverts, produits détergents, dentifrice, brosse à dents). Le détenu doit cantiner (acheter) les autres objets dont il a besoin. À condition, bien sûr, d’en avoir les moyens.
Le groupe s’arrête ensuite dans le sas d’attente, devant le bureau des comptes nominatifs. Notre guide explique alors que les détenus peuvent recevoir de l’argent et que les indigents perçoivent une aide. Je pose ma première question : « Quel est le montant de cette aide ? » – « 10 à 20 € par mois », répond-elle, gênée.
Alors que nous montons au premier étage, je remarque que la guide me surveille du coin de l’œil. Je pense qu’elle m’a reconnue ; mon nom ne lui était sans doute pas inconnu. Mon rapport avait produit son effet : le directeur de la prison, Jérome Piney, avait été muté un an seulement après sa prise de fonction. Durant son passage aux Baumettes, deux suicides et un tabassage à mort d’un détenu avaient eu lieu.
Ensuite, nous entrons dans le « quartier des arrivants », repeint pour l’occasion. La guide explique alors que tout est fait pour prévenir les suicides, que les surveillants sont formés pour cela, et que les sujets à risque n’y sont pas enfermés seuls, etc. Je pose alors ma seconde question : « Alors pourquoi y a-t-il de nombreux suicides aux Arrivants ? » – « La prison des Baumettes a le nombre de suicides le plus élevé de France, mais c’est proportionnel à la population », répond-elle un peu agacée. J’ose alors une relance : « Comment se fait-il qu’un jeune détenu, Bilal Elabdani, signalé à son arrivée comme souffrant d’une maladie psychiatrique, ait réussi à se suicider la nuit de son incarcération ? »
À ce moment-là, la directrice adjointe perd son sang-froid : « C’est la deuxième fois que vous venez, sortez ! » Elle me saisit fermement par l’épaule en faisant signe à l’un des surveillants qui accompagnent le groupe. « Ne me touchez pas ! », dis-je en me dégageant. « Pour qui vous prenez-vous ? », s’emporte-t-elle, rouge de colère. Je réplique : « C’est comme cela que vous traitez les détenus ? »
Je quitte ensuite les lieux, escortée par un surveillant confus qui m’explique que l’administration pénitentiaire a limité les inscriptions à vingt personnes pour « contrôler les visiteurs », mais que des personnes de la maison sont rajoutées au dernier moment. Effectivement, ce jour-là encore, la majorité du public a un lien avec l’administration pénitentiaire, à l’exception d’un couple de jeunes étudiants en droit.
Une fois à l’extérieur, j’attends sagement le reste du groupe sur un banc. Les deux étudiants viennent me dire qu’ils ne sont pas dupes du discours qui leur a été servi. Mais une référente Spip (Service pénitentiaire d’insertion et de probation) à la retraite m’interpelle aussi. Selon elle, ma question était orientée et la visite était historique – comme dans un musée. Je réponds que mes questions factuelles ne concernaient que les propos tenus par la directrice adjointe et que la population incarcérée aux Baumettes depuis son ouverture fait aussi partie de l’Histoire. Ma fille, enfin, me rapporte que la suite de la visite s’est déroulée au pas de course, et sans aucune question.
« Adieu Baumettes ? » une opération de communication obscène qui ne visait qu’à renforcer l’opacité de mise concernant les conditions de détention. Aux Baumettes 2, la surpopulation s’est aggravée : 916 personnes détenues au 31 octobre 2019, pour une capacité opérationnelle de 614 places – soit une densité de 149,2 %. Selon les témoignages de plusieurs familles, leur souffrance psychologique s’est accrue – du fait du manque d’interactions humaines et de la surveillance électronique. Paradoxalement, ceux qui avaient connu les cellules vétustes des Baumettes historiques y vivaient mieux, car ils pouvaient s’y balader sans être sous l’œil de caméras et échanger ne serait-ce qu’avec les surveillants. Aujourd’hui, ceux-ci, toujours en sous-effectif, passent souvent leurs nuits seuls, bloqués devant leurs écrans de contrôle.
1 Sans même parler de l’architecture sécuritaire et déshumanisée des lieux, notons que les cellules ne comportent pas de système de chauffage et qu’elles sont très mal isolées. Il n’y a pas d’eau chaude pour les douches. Quant aux parloirs, ils ont été inondés à la première forte averse. Par temps de canicule, il y règne une température suffocante sans qu’aucune ventilation ait été prévue.
Cet article a été publié dans
CQFD n°183 (janvier 2020)
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Paru dans CQFD n°183 (janvier 2020)
Dans la rubrique Actualités
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Illustré par L.L. de Mars
Mis en ligne le 16.01.2020
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