Mobilisation des paysans en Inde
Retour aux barricades
En ce 13 février, des milliers d’agriculteur·ices amassé·es à la frontière du Pendjab, État du nord de l’Inde, annoncent qu’ils mèneront leurs tracteurs jusqu’aux portes de New Delhi. En plus des classiques turbans colorés des vieux leaders paysans, des lunettes de piscine et masques de ski apparaissent sur leurs têtes ; des accessoires encore jamais vus jusqu’ici. Car contrairement aux mobilisations de 2021, le régime de Narendra Modi a cette fois-ci décidé de les stopper avant qu’ils n’arrivent à la capitale. L’occasion d’une véritable démonstration du côté des forces de l’ordre : barricades renforcées avec des blocs de béton, fils barbelés, tiges de fer entrelacées, entourées de canons à eau, et de fossés creusés pour l’occasion. Pour la première fois, des gaz lacrymogènes sont aspergés depuis des drones – ce à quoi les manifestant·es ont ingénieusement répondu en les perturbant à l’aide de cerfs-volants.
Nous sommes sur l’autoroute 44, à 200 kilomètres au nord de la capitale. Si les flics ont pris les devants, c’est parce qu’il est impensable pour eux de revivre la défaite d’il y a 3 ans : le mouvement paysan avait encerclé pacifiquement la capitale pendant 16 mois, mais aussi déboulé au cœur de New Delhi en pleine fête de la République et obtenu en novembre 2021 l’abrogation des farm laws1. Une victoire historique, et la première à faire plier Modi en près de huit années de pouvoir. Le mouvement avait également obtenu la promesse d’inscrire dans la loi le rachat par l’État des récoltes à des prix de soutien minimum (PSM), et c’est l’application de cette promesse que les paysan·nes viennent chercher cette année à la capitale.
Loin d’un laxisme à la Darmanin face à la FNSEA, ici, l’internet mobile a été coupé dans certaines parties du Pendjab et de l’État voisin l’Haryana, empêchant les manifestant·es de se coordonner entre villages, et des comptes X et Facebook appartenant à des leaders syndicaux ou des journalistes ont été suspendus. La police a tiré sur la foule avec des billes de plomb et des balles en caoutchouc, touchant mortellement à la tête un jeune agriculteur de 24 ans, Shubhkaran Singh, le 21 février. Sous le choc, les syndicats ont interrompu la mobilisation quelques jours, le temps d’organiser les funérailles.
« Le régime donne tout aux capitalistes, nous confisque nos droits, détruit la démocratie, et divise la population sur des critères de religion »
Endeuillé·es mais déterminé·es, les agriculteur·ices s’affairent sous le soleil printanier. Le long de l’autoroute, iels ont installé une tribune pour les discours, la traditionnelle langar (cantine collective), des distributions de provisions et même une bibliothèque. « Tant de blessés conduits à l’hôpital et on voit si peu de journalistes, s’emporte Hashim, qui cultive du blé, du riz, de la canne à sucre et des légumineuses sur moins d’un hectare non loin de ce campement. Ils préfèrent s’extasier devant le faste du prémariage du fils du milliardaire Ambani. Le régime donne tout aux capitalistes, nous confisque nos droits, détruit la démocratie, et divise la population sur des critères de religion. » Une tactique classique du gouvernement pour masquer les échecs de sa politique économique. Le RSS [voir entretien p. 04-05], l’organisation paramilitaire d’extrême droite, prétend ainsi que les agriculteurs mobilisés, dont beaucoup appartiennent à la minorité religieuse sikhe, sont des séparatistes réclamant un État indépendant.
Une autre manifestante, Manjeet Kaur, est encore sous le choc. « La répression nous a tous surpris, elle n’a rien à voir avec notre dernière mobilisation. Des jeunes ont été éborgnés, d’autres passés à tabac. Nous avons dû vendre une partie de nos terres avec mon mari pour que notre fils aille travailler à l’étranger. Nous sommes endettés jusqu’au cou. Nous avons des tracteurs, mais il faut payer le carburant et les ouvriers qui travaillent au champ. À la fin de la saison, il nous reste à peine 20 000 roupies [220 euros], comment survivre ? » Manjeet désigne les femmes autour d’elle : « Que possédons-nous ? Comme ce jeune qui vient d’être tué, nous sommes de toutes petites propriétaires, avec même pas un hectare de terre chacune. »
Entre 1995 et 2018, ce sont 400 000 paysans qui ont mis fin à leurs jours en Inde
Certains médias ont dépeint le mouvement comme tenu par de gros propriétaires, mais la réalité est bien différente : beaucoup font partie des 86 % de paysan·nes qui possèdent moins d’un hectare de terre, sans compter que les ouvrier·es agricoles de basses castes se mobilisent aussi. En Inde, les deux tiers des 1,4 milliard d’habitant·es vivent de l’agriculture, qui représente près d’un cinquième du PIB du pays. Entre 1995 et 2018, ce sont 400 000 paysan·nes qui ont mis fin à leurs jours en Inde, et le Pendjab est l’État indien où le taux de suicide est le plus haut. C’est pourtant dans cette région que se trouvent « les greniers céréaliers de l’Inde », là où la « révolution verte » a été mise en place dans les années 1960. Les fondations Ford et Rockefeller ont alors financé la commercialisation de semences hybrides et d’intrants chimiques, précipitant la transformation d’une agriculture vivrière en monoculture de blé et de riz. « L’Inde a ainsi atteint l’autosuffisance alimentaire dans les années 1970, la pauvreté rurale a diminué. Mais la malnutrition existe toujours, les surplus des stocks alimentaires n’atteignent pas ceux qui en ont besoin et pourrissent dans les entrepôts », nous raconte le sociologue Joël Cabalion, spécialiste des mouvements paysans indiens.
La fixation dans la loi d’un prix plancher sur 23 cultures – et pas seulement sur le riz, le blé, le coton et la canne à sucre – c’est la garantie de sortir du surendettement et la possibilité de diversifier les cultures, pour qu’elles soient moins consommatrices en eau ou intrants chimiques, expliquent les agriculteur·ices. Les autres revendications sont à la fois ambitieuses et disparates : l’effacement des dettes, des indemnisations pour les familles qui ont perdu un·e membre lors du précédent mouvement, l’obtention d’un salaire minimal pour les travailleur·ses agricoles. On se croirait à la Confédération paysanne ! « No Food, no farmer, no future ! » [Pas, de nourriture, pas de paysans, pas de futur] s’exclame Tejveer Singh, un leader syndical rencontré sur le point de blocage. « Comme d’autres paysans conscients de l’impasse du modèle productiviste, les agriculteurs indiens ont le sens de l’urgence, analyse Joël Cabalion. Ils subissent bien plus encore qu’en France le lessivage des sols, la sécheresse, la pauvreté, l’endettement, et semblent plus éclairés dans leurs revendications que les dirigeants de la FNSEA », nous précise le sociologue, ajoutant que les paysan·nes indien·nes sont aussi bien moins complaisant·es avec les grands groupes de l’agrobusiness, dont les faveurs et les privilèges accordés par Modi exaspèrent.
De son côté, le ministre de l’Agriculture a déclaré qu’une loi garantissant un prix minimum pour les récoltes « ne peut être adoptée à la hâte ». Il a promis que les légumineuses et le maïs seraient achetés à un prix de soutien pour les 5 prochaines années, et proposé de racheter la canne à sucre 8 % plus chère que la saison dernière. Insuffisant, ont déclaré les syndicats, déterminés à poursuivre le combat, en déployant d’autres modes d’action. « Ça fait du bien de se mobiliser, reconnaît Hashim. Nous nous faisons du souci pour les générations futures. »
1 Les farm laws venaient déréguler le secteur agricole et alimentaire public. En 2021, le « siège » de la capitale était composé de campements sur ses principaux points d’accès – sur lesquels environ 700 paysan·nes ont trouvé la mort, majoritairement pour cause d’accidents de la route ou de météo hostile.
Cet article a été publié dans
CQFD n°229 (avril 2024)
Dans ce numéro 229, c’est le retour de notre formule trimestrielle de 32 pages ! Un dossier spécial détachable sur l’Inde « Mousson brune : fascisme et résistances en Inde » nous emmène voir le pays le plus peuplé du monde autrement, auprès d’une société indienne qui tente de s’opposer à Narendra Modi et son suprémacisme hindou. Hors-dossier, des destinations plus improbables encore : CQFD s’invite dans les forêts du Limousin, à Montpellier observer la sécurité sociale alimentaire, et même dans la tête d’un flic. On y cause aussi droit international avec l’état d’Israël en ligne de mire, on y croise une renarde comme dans le petit prince, et on écoute les albums de Ben PLG et le pépiement des oiseaux printaniers.
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Paru dans CQFD n°229 (avril 2024)
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Mis en ligne le 12.04.2024
Dans CQFD n°229 (avril 2024)
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