Introduction du dossier (n°210)

Répression : touchés mais pas coulés

« Un mouvement qui n’est pas réprimé est un mouvement qui ne gêne pas le pouvoir… »
Illustration de Pole Ka

« Répression, répression, répression /
Vous êtes qu’un passant, mais maintenant pour les manifestants /
les grenades on les tire à bout portant […] /
Suspicion, suspicion, suspicion /
Z’êtes présumés coupables par le juge d’instruction /
On peut venir vous trouver de jour ou de nuit dans votre lit
 »
Colette Magny, « Répression », 1972

On connaît la chanson, t’as vu. Depuis que le monde est monde, quand les pauvres, les jeunes et les révoltés étouffent et se soulèvent, les puissants se défendent et lâchent leurs chiens. Parmi les immondes molosses : les mouchards qui surveillent et dénoncent, les flics qui tapent et mutilent ou les juges qui emprisonnent et légitiment violences et abus de pouvoir. Au fond, c’est une forme d’éducation : après une charge de baqueux bien sentie, un déluge de lacrymos, voire une comparution immédiate suivie d’un séjour à l’ombre, bon nombre de militants qui croyaient encore en l’État de droit et aux vertus du dialogue en politique renoncent à leurs illusions – qui plus est, s’ils ont vu un ou une de leurs camarades perdre un œil ou une main à côté d’eux.

Pour celles et ceux qui ont fait leurs armes sur les ZAD de Sivens (Tarn) ou de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique), dans les manifestations du printemps 2016 contre la Loi travail, les cortèges des 1er Mai de l’ère Macron ou les mouvements lycéens de 2018 contre la réforme du bac et Parcoursup, l’apprentissage s’est fait en accéléré. Depuis quelques années, on assiste en effet à un durcissement répressif à l’encontre de toute opposition politique – de la plus inoffensive à la plus radicale. Avec en point d’orgue, les coups sanglants essuyés par les Gilets jaunes, dont on a souvent fait écho dans ces pages.

Force est de le constater : quand il s’agit de faire rentrer dans le rang les réfractaires et de bâillonner le peuple, l’État a de la ressource. Son mantra : « Empêcher, dépolitiser, punir », soit « le triptyque de la répression politique », selon la chercheuse en sciences politiques Vanessa Codaccioni. Dans un article éponyme1 elle égrène les stratégies développées par le pouvoir « pour affaiblir une lutte, punir celles et ceux qui la mènent et amoindrir la portée de leurs revendications et mots d’ordre ». On y trouve, pêle-mêle : une politique préventive prenant parfois la forme d’interdictions de manifester à l’encontre d’individus ciblés ; le discrédit jeté sur les revendications « en insistant sur les motifs “vils” qui ont animé celles et ceux décrits comme des “criminels”, des “délinquants”, des “terroristes” ou des “fous” » et à qui est déniée la qualité d’« ennemis politiques » ; ou encore la transformation de la justice en administratrice de la répression via des procès « coûteux en temps, en énergie, en argent » – autant de ressources qui ne seront pas investies dans les luttes.

C’est un fait : l’État dicte les règles du jeu. Et depuis quelque temps, à force d’état(s) d’urgence et de crise sanitaire, il se donne des coups d’avance. L’antiterrorisme est ainsi devenu une machine à museler qui a fait ses preuves. En 2008 déjà, dans l’affaire de Tarnac, police et justice avaient fabriqué l’ennemi fantasmé d’un violent groupe « anarcho-autonome ». Dix ans plus tard, le procès se conclut par une relaxe quasi générale. Dix ans de trop, dix ans de perdus, comme le montre le film Relaxe (2022) d’Audrey Ginestet, qui suit l’une des prévenues durant la préparation de cette pantalonnade judiciaire aux conséquences humaines tout sauf anodines [lire p. IV]. Plus récemment, la même partition a été rejouée : le 8 décembre 2020, neuf personnes, dont certaines se revendiquant «  libertaires, écologistes, pro-kurdes, féministes et antiracistes2 », sont arrêtées au quatre coins de la France. Plusieurs sont incarcérées, parmi lesquelles Libre Flot, libéré en avril dernier après plus de quinze mois à l’isolement et une grève de la faim. Dans les lettres qu’il a envoyées de prison, il souligne ce qui est pour lui une évidence : ces conditions d’incarcération révoltantes n’ont d’autre but que de dissuader l’engagement politique [pp. II & III].

Les activités les plus innocentes ne sont pas épargnées. À l’image de la pratique de l’autoréduction, qui consiste à récupérer sans les payer des denrées alimentaires dans des commerces. Des camarades de la brigade de solidarité populaire de Montreuil viennent ainsi d’être condamnés à verser 38 000 euros de dommages et intérêts à Carrefour. Leur crime ? En janvier 2021, ils avaient « réquisitionné » des produits de première nécessité dans un supermarché parisien afin de les distribuer à des personnes en galère [p. VI]. Réprimer la solidarité, cela se fait aussi à Calais, où deux jeunes Britanniques investis aux côtés des personnes exilées se sont vu retirer leur titre de séjour. L’un d’eux a même été enfermé dans un Centre de rétention administrative (CRA). Cocorico : la législation inique qui pourchasse les personnes migrantes s’applique maintenant à leurs défenseurs… [p. V]

Sombre tableau qui atteint en partie son but. Quand la peur d’être éborgné dissuade de se rendre en manifestation, quand tout collectif peut sentir planer la menace d’une dissolution arbitraire3, pas de doute, l’ordre règne. D’un autre côté, la chronique judiciaire fait aussi le récit en creux d’une société en lutte, furieusement rageuse et inventive, curieuse et solidaire, qui se donne les moyens de transformer le monde et de tenter de le rendre – enfin – vivable. Voilà ce dont traitent les quelques pages qui suivent : de la répression et de ce qu’elle dit des combats de notre époque. Fidèles à notre incorrigible optimisme (lol), on a envie de se dire que ce tournant répressif ne tient pas seulement à l’arbitraire d’un pouvoir décidé à écraser toute contestation, mais aussi à la vitalité de certaines luttes en cours, plutôt branchées piratage d’émetteurs radio et cabanes dans les ZAD, que cortèges pépères derrière les chars de la CGT. La bonne nouvelle ? Paraît qu’« un mouvement qui n’est pas réprimé est un mouvement qui ne gêne pas le pouvoir…4 » ■

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CQFD n°210 (juin 2022)

Dans ce numéro de juin criant son besoin « d’air », un dossier sur la machine répressive hexagonale et les élans militants permettant de ne pas s’y noyer et d’envisager d’autres horizons. Mais aussi : un long reportage à Laâyoune, Sahara Occidental, où les candidats à la traversée pour les Canaries sont traqués par les flics marocains, une visite dans la Zone À Patates (ZAP) de Pertuis, un dialogue sur les blessures de la guerre d’Algérie, de la boxe autonome, une guérilla maoïste indienne, des Trous orgasmiques…

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