Machine à broyer judiciaire

« Affaire Tarnac » : les blessures de Manon

Elle s’appelle Manon Glibert et fait partie des « inculpés de Tarnac ». En 2018, dix ans après le début de l’affaire, elle se prépare pour le procès. Capturés par la caméra d’Audrey Ginestet, ces instants ont nourri un film : Relaxe (2022). Pensé « comme une arme pour tous ceux qui, dans le futur, auront besoin de se défendre », le documentaire dépeint aussi une existence marquée au fer rouge par dix années d’acharnement judiciaire.
Photo Relaxe

«  Ils ont arrêté des gens, parce qu’ils les soupçonnaient. Soupçonner, c’est quand “on pense que”. [Ils les soupçonnaient d’avoir mis], sur les fils du TGV [...], un crochet en métal qui fait que le train il s’arrête. Mais c’était pas n’importe quel train, c’était un train qui transportait des déchets nucléaires. […] Voilà. Ils m’ont soupçonné et ça a duré dix ans. » Est-ce à cela qu’on mesure l’onde de choc de la répression ? À ces explications données par une mère à ses deux jeunes enfants, un soir d’hiver autour de la table à manger familiale ? À moins que ça ne soit à ces mots, prononcés devant un tribunal : «  Cette affaire fait partie de ma vie depuis dix ans. Elle a brisé des amitiés, des amours et des familles. »

La femme qui parle, c’est Manon Glibert. Face à la caméra d’Audrey Ginestet, réalisatrice de Relaxe (2022), elle raconte l’impact que l’« affaire Tarnac » a eu sur sa vie. Le 11 novembre 2008, avec huit autres personnes, Manon est arrêtée par 150 policiers cagoulés dans le petit village de Corrèze où elle vit. Soupçonnée d’appartenir à la « mouvance anarcho-autonome » et d’avoir commis un acte de sabotage sur des caténaires du Haut-Clocher (Moselle) dans la nuit du 7 au 8 novembre précédent, elle est mise en examen pour « association de malfaiteurs à visée terroriste et dégradation en réunion sur des lignes ferroviaires dans une perspective d’action terroriste ». Elle est incarcérée deux semaines à Fleury-Mérogis. L’accusation initiale ne tenant pas, Manon est finalement mise en cause en 2009 sur un autre point de l’affaire : une histoire de recel de cartes d’identité volées et de détention d’attestations Assedic falsifiées.

Des amitiés qui déraillent

Dix ans plus tard, Manon prépare sa défense en vue du procès. Depuis le 11 novembre 2008, sa vie a changé. Elle s’est séparée de Christophe Becker, son compagnon de l’époque, arrêté un an après elle. Et avec les inculpés, le lien n’est plus ce qu’il était. Est-ce l’affaire qui a brisé ces amitiés ? Manon se dit qu’« on peut jamais savoir ». Tout en pensant dans le fond que « oui » : « Il y a des gens qui, avant, pouvaient être mes amis, qui ne seront plus jamais mes amis. » Au fur et à mesure des mois, le front commun s’est clairsemé : « Aucune organisation collective, aucune défense, les avocats qui répondent pas, les milliers d’euros à trouver, et collectivement, entre inculpés, on se bougeait pas », lâche-t-elle, une pointe d’amertume dans la voix. Le sentiment de solitude transparaît en filigrane ainsi que « la peur de se sentir, face à la justice, pas prête ». Manon est-elle la seule des inculpés à ressentir cela ? « C’est sûr que les deux gars, en tout cas Julien [Coupat] et Mathieu [Burnel], ils sont tellement sûrs d’eux... Mathieu connaît l’affaire sur le bout des doigts. Il a aucun stress donc il ne sent pas du tout la nécessité de devoir se préparer... »

« Il y a des gens qui, avant, pouvaient être mes amis, qui ne seront plus jamais mes amis. »

Pour être « prête », Manon trouve ailleurs le soutien dont elle a besoin. Autour d’elle, une poignée de femmes se rassemble, un groupe se crée, se soude et se met au boulot, interrogeant le sens de chaque mot qu’elle couche sur le papier en vue de la déclaration qu’elle compte faire au tribunal, ou mettant en scène le procès, à la façon d’une répétition générale. Si l’affaire a pulvérisé des amitiés, elle en a créé d’autres, à l’image par exemple des liens tissés par Manon avec Yildune Lévy, une autre inculpée, rencontrée durant son incarcération : « On sera unies à jamais là-dessus. On a vécu ce truc ensemble, c’est une racine qui reste », assure-t-elle.

Le combat continue

La répression s’est immiscée dans les moindres recoins de la vie de Manon sans entamer en rien sa détermination : « Dès les premières questions posées en garde à vue, j’ai compris qu’au-delà des faits reprochés, c’étaient les idées politiques qu’on voulait prêter aux personnes inculpées qui étaient attaquées », lira-t-elle devant la cour. « Que c’était toute une jeunesse qui était visée. Celle qui s’était soulevée devant chaque loi qui allait encore plus la réduire au néant. Celle qui s’était soulevée contre les sommets de grands dirigeants. […] Cette jeunesse que l’imaginaire policier réduisait à une prétendue ultra-gauche anarcho-autonome pour essayer de la neutraliser, la contrôler, la ficher. »

Manon l’affirme sans ciller : elle n’a « pas renoncé » à ses engagements de longue date. « Faire vivre plusieurs lieux à Tarnac : un bar-cantine, en y organisant des repas tous les midis, des concerts, des projections, des discussions [...]. En y tenant aussi une bibliothèque pour tous les habitants de Tarnac et des villages avoisinants. » Sans oublier la maison d’accueil pour des personnes exilées en attente d’asile que Manon soutient dans leurs démarches administratives. Manière, pour elle, de « préserver ce qui n’est pas encore détruit ».

Rita
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Cet article a été publié dans

CQFD n°210 (juin 2022)

Dans ce numéro de juin criant son besoin « d’air », un dossier sur la machine répressive hexagonale et les élans militants permettant de ne pas s’y noyer et d’envisager d’autres horizons. Mais aussi : un long reportage à Laâyoune, Sahara Occidental, où les candidats à la traversée pour les Canaries sont traqués par les flics marocains, une visite dans la Zone À Patates (ZAP) de Pertuis, un dialogue sur les blessures de la guerre d’Algérie, de la boxe autonome, une guérilla maoïste indienne, des Trous orgasmiques…

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