Autoréduction
Carrefour, on a (pas) tous droit au meilleur
Le 30 janvier 2021, en plein couvre-feu, plusieurs dizaines de personnes, dont certaines impliquées dans les brigades de solidarité populaires1, bloquent les caisses d’un supermarché Carrefour Market du 13e arrondissement de Paris. Leur but ? Lutter contre la précarité galopante, accentuée par la gestion délétère de la crise sanitaire, en réquisitionnant des produits de première nécessité pour les redistribuer à des personnes isolées et sans ressources.
Et pour ce type d’opération, Carrefour est une cible de choix : n° 1 européen et n° 2 mondial de la grande distribution, la chaîne incarne toute l’injustice du secteur, qui exploite une armée de travailleurs précaires tout en s’engraissant sur le dos des consommateurs. À la faveur de la crise sanitaire, protégé par le caractère « essentiel » de son activité, le groupe a engrangé en 2021 un bénéfice record de 1,07 milliard – au-delà des attentes de son PDG. De quoi donner quelques idées...
Tout en bloquant les caisses du Carrefour pendant une heure et demie avec le soutien des clients, les camarades négocient avec la direction et obtiennent de quitter le magasin avec leurs caddies pleins et sans poursuites. Les vigiles prennent quand même soin de vérifier qu’il s’agit bien de « produits de première nécessité », déclenchant une polémique sur la qualification exacte de la dénomination : les pauvres ont-ils droit aux produits bio non cancérigènes ? À la sortie, les flics sont là ; deux personnes subissent un contrôle d’identité. Dans la foulée, l’enseigne revient sur sa parole et les attaque en justice. Les deux militants contrôlés sont poursuivis pour avoir « frauduleusement soustrait des biens de consommation » pour un montant total estimé à 16 449, 75 euros.
Leur procès, relaté par Basta !2, se tient le 14 octobre 2021 au tribunal de grande instance de Paris. Dans la salle d’audience, la défense demande la relaxe, invoquant notamment l’article 122-7 du code pénal selon lequel une personne « n’est pas pénalement responsable [si], face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, [elle] accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace ». L’une des avocats, Me Émilie Bonvarlet argumente : « Pour les personnes précaires et démunies qui ont pu bénéficier de cette autoréduction, le danger était actuel et imminent et prendre un quatre cent millionième du chiffre d’affaires de Carrefour n’est pas un moyen disproportionné. »
La démonstration ne convainc pas la justice qui, le 18 novembre dernier, condamne les deux inculpés à verser 38 000 euros à Carrefour en réparation du préjudice moral et matériel. Pourquoi cette somme colossale ? L’enseigne les accuse, entre autres, d’avoir subtilisé au passage une centaine de bouteilles d’alcool. Classique : en 1974, à Milan, lors d’une opération d’appropriation collective (voir encadré), la presse bourgeoise stigmatisait déjà les ouvriers « en donnant de l’importance à la bouteille de whisky, sans signaler le fait que la plupart des produits “achetés” étaient de première nécessité (huile, viande, sucre, pâtes)3 ».
Or, les camarades assurent n’avoir embarqué ni alcool, ni produits de luxe. L’âge d’or de la fin des années 2000 est loin derrière. À l’époque, en effet, les mouvements sociaux mobilisaient suffisamment de salariés précaires, intermittents ou chômeurs pour que l’autoréduction soit pratiquée de manière un peu moins parcimonieuse : « Chaque fin d’année, pour Noël et Nouvel An, on avait nos petites habitudes, surtout au Monoprix… », se souvient un virtuose de l’art. « Parfois on s’emmerdait vraiment pas : ça nous est même arrivé de dealer le truc par téléphone. Je crois qu’au final la direction préférait ça plutôt qu’on bloque le magasin pendant des heures, avec le bordel que ça génère et le manque à gagner surtout. » Et de préciser : « Le week-end avant les fêtes, c’est vraiment “royal au bar”. On leur disait : on veut tant de caddies et, pour le coup, pas de radinerie sur le champagne et le foie gras ! On se pointait à l’heure dite et on repartait avec les charriots déjà prêts. » Le niveau de répression n’était pas non plus le même : « Une année, au Bon Marché, ça a fini en bataille rangée avec la BAC mais en mode tranquille, on se balançait des tomates… »
Trêve de nostalgie. Face au montant astronomique exigé aujourd’hui par Carrefour, les deux militants ont fait appel et une semaine d’action a été organisée en mars dernier pour visibiliser l’affaire à coups de tractages et de collages, suivis d’une occupation du siège mondial de la chaîne à Massy (Essonne). Ce jour-là, nos Robins des Bois sont rapidement isolés du personnel, lui-même encouragé à évacuer les bureaux. Dans un coin de la cour, les forces de l’ordre se tiennent plutôt tranquilles. Côté militants, ça chante : « On paie pas, on paie pas / Même si Carrefour ne veut pas, nous on paie pas / Pour l’oseille des précaires et le salaire des caissières / Même si Carrefour ne veut pas, nous on paie pas ». Les camarades parviennent finalement à négocier une sortie sans encombre et surtout sans contrôles d’identité, ainsi qu’un rendez-vous avec un cadre de la multinationale.
Plus tard dans la semaine, lors d’une action de sensibilisation dans un autre Carrefour Market, rue Amelot, dans le 11e arrondissement de Paris, ils sont bloqués dans le sas d’entrée du magasin par des policiers qui tentent de les amadouer : « Sortez, on vous fera rien ! » La langue d’un des condés fourche sur un joli lapsus : « Mais il est où votre dealer ? Vous avez bien un dealer ?! Heu pardon, un leader ! » En attendant qu’il le trouve, une deuxième semaine d’action est prévue à l’automne prochain.
Années 1970 : les autonomes italiens s’en donnent à cœur joie
L’opération du Carrefour de Paris 13 s’ancre dans une tradition d’autodéfense populaire assez ancienne. Pendant le mouvement autonome italien des années 1970, l’ampleur des luttes permet aux ouvriers d’inverser le rapport de forces. C’est ainsi qu’ils exigent collectivement une réduction des factures d’électricité ou de téléphone, du prix des transports et même des loyers, ainsi que la baisse des tarifs des services publics. S’ajoute à ça le coup de l’ » appropriation collective », consistant à se rendre en nombre suffisant dans un supermarché et à en repartir les caddies pleins sans passer par la caisse. Ou au moins à imposer une division de la facture par deux. L’originalité du mouvement tient à sa spécificité populaire : avant même les ouvriers, ce sont les ménagères qui se rebellent contre l’augmentation du prix des pâtes. Dans la pièce de Dario Fo On ne paie pas ! On ne paie pas ! (1974)4, deux femmes d’ouvriers cachent ainsi les produits subtilisés sous leur robe, sous les yeux ahuris de leurs maris et des forces de l’ordre. Pour les prolétaires, ces opérations d’autoréduction sont un moyen de se réapproprier des biens de consommation : « Les biens que nous avons pris sont à nous, comme est nôtre tout ce qui existe parce que nous l’avons produit. »
1 Lancées en Seine-Saint-Denis pendant le premier confinement, ces brigades ont essaimé à plusieurs endroits du territoire. Voir « Des “brigades de solidarité populaire” comme antidote au virus des inégalités », Basta ! (11/05/2020).
3 Yann Collonges et Pierre Georges Randal, Les Autoréductions, Entremonde, 2010.
4 Traduction française parue à L’Arche en 2008.
Cet article a été publié dans
CQFD n°210 (juin 2022)
Dans ce numéro de juin criant son besoin « d’air », un dossier sur la machine répressive hexagonale et les élans militants permettant de ne pas s’y noyer et d’envisager d’autres horizons. Mais aussi : un long reportage à Laâyoune, Sahara Occidental, où les candidats à la traversée pour les Canaries sont traqués par les flics marocains, une visite dans la Zone À Patates (ZAP) de Pertuis, un dialogue sur les blessures de la guerre d’Algérie, de la boxe autonome, une guérilla maoïste indienne, des Trous orgasmiques…
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Paru dans CQFD n°210 (juin 2022)
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Mis en ligne le 24.06.2022
Dans CQFD n°210 (juin 2022)
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