Chroniques de comparutions immédiates
« Regarder des bourgeois juger des pauvres et les envoyer en prison »
La Sellette est d’abord un blog toulousain alimenté depuis 2020 par Jonathan Delisle et Marie Laigle. Ils ont récemment publié aux Éditions du bout de la ville une sélection de récits de comparutions immédiates, accompagnées d’encarts explicatifs et d’un retour historique sur la procédure elle-même. Au fil des pages, ces chroniques hebdomadaires témoignent du côté systémique de la violence judiciaire à l’œuvre dans la chambre des comparutions immédiates. Les auteurs y décrivent une justice de classe expéditive et punitive, un simulacre grotesque où chacun joue sommairement son rôle, où l’issue pour le prévenu est presque invariablement la même : finir la journée en prison.
Vingt minutes suffisent à priver un homme de sa liberté
La comparution immédiate est une procédure accélérée qui permet de faire juger quelqu’un juste après sa garde à vue. Depuis plusieurs décennies, le recours à ce dispositif pénal s’est généralisé. Les gouvernements français s’en servent pour gonfler les chiffres de leurs politiques sécuritaires. À la base cantonnée à la catégorie restrictive du flagrant délit, on peut désormais être jugé en comparution immédiate pour la plupart des délits.
Cette procédure s’est aussi révélée une vraie arme de répression massive lors des mouvements sociaux de ces dernières années. En 2005, lors des émeutes dites « de banlieue » qui ont fait suite à la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, plus de 400 personnes ont été condamnées par ce biais en moins d’un mois. Du côté du mouvement des Gilets jaunes, ils sont plus de 3 000 à être condamnés entre 2018 et 2019, dont un tiers à des peines de prison ferme. De manière générale, la procédure de « compa » augmente la probabilité d’être incarcéré, participant à l’augmentation de la surpopulation carcérale. En France, le nombre de prisonniers a doublé depuis les années 1980.
Les comptes rendus d’audience sont glaçants par leur sobriété, la rapidité du déroulé de la séance et la disproportion entre la peine encourue et les faits reprochés, souvent minimes. Comme l’écrivent les auteurs du livre : « On passe l’après-midi, là, mal à l’aise, à regarder des bourgeois juger des pauvres et les envoyer en prison. »
L’enquête sociale rapide – dispositif censé humaniser le prévenu en informant le juge de sa situation personnelle, familiale et professionnelle – se borne souvent à dresser un simple portrait-robot dont ressort surtout l’absence criante de garanties de représentation 1 : certains prévenus ont déjà un casier, et la plupart sont sans emploi, à la rue ou en situation irrégulière. L’évidence de leur détresse psychique, de leur précarité extrême et de leur appartenance aux classes défavorisées et racisées, pire que de ne pas jouer en leur faveur, leur porte préjudice.
Alors que certains échappent à la case prison parce qu’ils sont blancs, ont un emploi et/ou sont diplômés, les autres ont peu de chances de l’éviter tant la procédure est bien rodée. Beaucoup n’ont bien souvent pas eu le temps d’échanger avec leur avocat et ne savent pas qu’ils peuvent refuser d’être jugés immédiatement – même si la détention provisoire devient quasi systématique. Certains ne comprennent pas les questions qui leur sont posées, le tribunal n’ayant pas jugé nécessaire de mobiliser les services d’un interprète malgré leur maîtrise plus ou moins aléatoire de la langue française.
En refermant l’ouvrage, on réalise qu’à peine vingt minutes suffisent à priver un homme de sa liberté. L’absurdité de l’enfermement, comme réponse d’une société qui se débarrasse ainsi de ses individus les plus pauvres et plus marginaux, laisse sans voix.
1 Les garanties de représentation sont un ensemble de documents qui certifient l’insertion professionnelle et sociale du prévenu. Ils lui permettent d’éviter la prison en « garantissant » qu’il ne risque pas de se soustraire à la justice.
Cet article a été publié dans
CQFD n°215 (décembre 2022)
Dans cet ultime numéro de l’année, un dossier consacré à la déroute des services publics, de l’hôpital à l’Éducation nationale en passant par le Pôle emploi ou les pompiers. Mais aussi : la dissolution du Bloc lorrain, des exilés qui nous racontent le massacre de Melilla cet été, Amazon qui investit la région déindustrialisée des Asturies en Espagne, le gouvernement turc qui persécute les journalistes kurdes, des récits de vie de femmes engagées dans la lutte politique violente ou encore un reportage sur la lutte contre les mégabassines dans les Deux-Sèvres.
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Paru dans CQFD n°215 (décembre 2022)
Par
Illustré par Amandine Uruty
Mis en ligne le 22.12.2022
Dans CQFD n°215 (décembre 2022)
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