Un naufrage parmi tant d’autres
« Tout le monde est tombé à l’eau »
[Ce témoigne a été recueilli dans le cadre d’un article sur la situation des personnes exilées dans le Sahara Occidental : « Laâyoune, tombeau des invisibles »]
⁂
« J’ai quitté le Sénégal le 25 septembre 2019, pour le Maroc. Je suis arrivée à Nador, enceinte d’un mois. Là-bas, on m’a amenée dans la forêt de Bolingo. Ils m’ont dit que je devais déposer mon argent dans une boutique pour qu’ils le gardent.
Vivre dans cette forêt, c’était pas facile, surtout enceinte. Même l’eau c’était un problème – je passais souvent 15 jours sans me laver. J’y ai vécu huit mois et y ai même accouché par moi-même. Avec le bébé, j’ai été prise en charge à l’hôpital puis chez Caritas pendant deux mois. C’était bien. Ils m’ont accueillie, et ont pris soin de moi et du bébé. Mais quand je suis revenue à la forêt, j’ai découvert qu’on avait mangé l’argent que j’avais laissé à la boutique ! Je n’avais plus rien. Je ne pouvais pas voyager. Alors il a fallu que je tape salam (mendier) avec mon enfant, pour avoir de quoi manger. Quand j’ai eu un peu d’argent, je suis partie à Dakhla, pour aller travailler dans les frigos de poissons. J’ai travaillé trois mois jusqu’à avoir assez d’argent, puis je suis allée Laâyoune, pour tenter le passage.
La première tentative n’a pas marché, on n’est pas monté sur l’eau, parce que les policiers nous ont arrêté·es. La deuxième fois, on est parti·es dans une petite pirogue. On était 61 personnes, dont 8 enfants et 26 femmes, tous tassés dans le bateau. Ils nous ont dit qu’il fallait avancer pendant douze heures et qu’ensuite on aurait des contacts. Mais le téléphone satellite qu’on nous avait donné n’avait pas de crédit, on ne pouvait pas appeler. Il n’y avait de réseau pour appeler avec le téléphone normal. On ne savait plus quoi faire. On a passé trois jours sur l’eau, à tourner, tourner, tourner. On avait du carburant mais on ne savait pas où aller.
Au bout d’un moment, on a dérivé vers le Maroc. Quand on a retrouvé du réseau, on a appelé Helena1. Elle nous a donné un cap pour aller dans la bonne direction. Alors on a essayé d’avancer, pendant plusieurs heures. C’est là qu’un avion est venu nous localiser. Il nous a vu puis il est reparti. On a pu parlé avec les secouristes espagnols (via le téléphone satellite rechargé en crédit) qui nous ont dit qu’un grand bateau allait venir. Tout de suite après, on a vu un grand bateau, on a cru que c’était celui qui devait nous sauver et qu’on avait fait Boza2. Mais en fait c’était un bateau de commerce. Quand on essayait d’approcher de lui, il s’éloignait. Et quand on s’arrêtait, il dirigeait des projecteurs sur nous. Ça faisait trois jours qu’on était en mer, tout le monde était tellement fatigué. On a attendu encore pendant des heures, en pleine nuit.
Enfin, le bateau de secours est venu. Il s’est approché, et nous a lancé une corde pour qu’on attache le bateau. Ensuite, dans la manœuvre, le bateau s’est renversé. Tout le monde est tombé à l’eau en même temps. C’est seulement là qu’ils ont commencé à lancer des gilets de sauvetage. Les gens les attrapaient, mais les enfants ne pouvaient rien faire. J’avais mon bébé de 2 ans dans les bras. Je le levais au-dessus de l’eau, mais à un moment je n’y arrivais plus, il m’a échappé. Puis ils nous ont lancé une corde pour nous remonter. C’est comme ça qu’on est sortis. Sur les 26 femmes, il n’y a eu que 11 rescapées. Et tous les enfants sont restés dans l’eau.
Le bateau nous a amené·es aux Canaries. Maintenant je suis à Bilbao, dans un centre où l’on est pas mal accueilli·es. Mais ça fait toujours très mal. Quand je vois des bébés, je me mets toujours à pleurer. »
Cet article a été publié dans
CQFD n°210 (juin 2022)
Dans ce numéro de juin criant son besoin « d’air », un dossier sur la machine répressive hexagonale et les élans militants permettant de ne pas s’y noyer et d’envisager d’autres horizons. Mais aussi : un long reportage à Laâyoune, Sahara Occidental, où les candidats à la traversée pour les Canaries sont traqués par les flics marocains, une visite dans la Zone À Patates (ZAP) de Pertuis, un dialogue sur les blessures de la guerre d’Algérie, de la boxe autonome, une guérilla maoïste indienne, des Trous orgasmiques…
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Paru dans CQFD n°210 (juin 2022)
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Mis en ligne le 17.06.2022
Dans CQFD n°210 (juin 2022)
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