Dossier ACAB

Regarder les ordinateurs travailler

Retranchés derrière leur écran, les agents de la Sécu se demandent où est passé l’humain. Dévouée aux algorithmes de l’hydre numérique, la protection sociale se « bigbrotherise » à pas feutrés. Un travailleur témoigne.

Ça remonte à quand le jour où nos écrans cathodiques de 17 pouces ont été remplacés par des écrans plats ? Six, sept ans ? Plus ? Je les revois encore ces massifs engins, bombés sur le devant et au cul profond. Pour les caler sur les bureaux, fallait prévoir la place. Et rien que pour les bouger d’un poil, on risquait la hernie discale tellement ils pesaient leur poids. Puis, un jour sont arrivées des espèces de limandes cybernétiques. Confort visuel, maniabilité : le petit peuple de la Sécu était sommé de s’esbaudir devant cet énième bond en avant numérique. L’impression de bosser le nez collé à un aquarium où les icônes figureraient la poiscaille colorée de quelque mer Caraïbe. Fallait voir les mirettes des agents tout fascinés par ce Noël de burlingue. En fond d’écran, on mettrait bien quelques photos des gosses ou des dernières vacances, histoire de faire un petit chez nous de ces cristaux liquides. Comme à la maison. Surtout que la magnanimité de la Caisse nationale d’assurance maladie ne s’arrêta pas en si bon chemin : dans la foulée, on nous gratifia d’un second écran. Un pour chaque œil, à nous les régals du strabisme divergent. Côté pratique : si tu peux pas piffer le collègue en face, tu montes un mur avec les deux énormes LCD et la tronche du pénible disparaît.

D.R.

La raison d’une telle débauche high-tech ? Faisons taire ces perfides langues qui voient en chaque rond-de-cuir un branleur en puissance : c’était pas pour mater en douce les dernières séries de chez Netflix ou Canal +. La réalité est plus triviale : les différents outils pour fliquer les assurés sociaux s’étaient tellement multipliés qu’on n’avait pas trop de deux écrans pour jongler avec. Accès à des bases de données de plus en plus invasives, à des documents dématérialisés — de l’arrêt de travail numérisé par une caisse primaire, à l’ordonnance scannée par le pharmacien —, en passant par les historiques de « consommation de soins ». Il fallait permettre aux agents de gérer un tel pullulement d’interfaces et de gagner en efficience, puisque désormais le terme « rentabilité » n’était plus proscrit à la Sécu : coup d’œil à gauche, clic de souris, coup d’œil à droite, nouveau clic. Dossier traité. Au suivant. Quand on demande aux « vieilles » comment elles travaillaient avant l’arrivée de la peste numérique, on a l’impression de découvrir un vrai monde archéologique avec ces casiers métalliques, ces fiches cartonnées et ces pochettes kraft. À cette époque de fichage artisanal, pas si lointaine au demeurant, on acceptait certains « angles morts » du flicage administratif. La propension à l’ubiquité du numérique a fait voler cette ambition de petits bras. Au niveau local, cette dictature comptable a rogné les derniers espaces d’autonomie des organismes de Sécu. Mis en concurrence, les services se doivent de remplir une ribambelle d’indicateurs sous peine de devoir se justifier en haut lieu. Il est assez effarant de constater comment cette « rationalisation » pondue par de puissants technocrates produit son lot d’arrachage de cheveux chez les soutiers des bureaux. « Il n’y a que les chiffres qui comptent ! » est peut-être le leitmotiv qui bruisse le plus dans les couloirs. Mine contrite ou moue fataliste, le constat est unanimement partagé : sous la chefferie trône la chiffraille.

Ce management par les chiffres ne pouvait que faire la part belle aux algorithmes et déposséder toujours un peu plus les agents de leurs derniers savoir-faire. Selon des rythmes réguliers, des requêtes informatiques sont lancées, produisant des kilomètres de données au sein desquelles on trouvera des listes d’assurés à convoquer, des situations médico-administratives à étudier, des médecins à rencontrer pour leur apprendre à lever le stylo sur certaines prescriptions (dans le privé on appellerait ça du lobbying). Ce sont désormais les machines qui impulsent le rythme du travail, qui affichent hebdomadairement ou mensuellement des colonnes de NIR1 sur les écrans lisses. Dans ses 9 m² climatisés, Stéphanie2 tient à conserver un peu de chair à ses dossiers. Elle voit bien la pente déshumanisante sur laquelle on glisse peu à peu. « À chaque fois que je peux, je prends le temps de regarder le dossier médical des gens. Je leur téléphone si je vois que je peux rendre service  », plaide-t-elle de sa petite fibre gauchiste. Faut pas croire : Stéphanie va devenir de plus en plus une exception dans le paysage. Matraquées par la novlangue managériale et fondues dans le moule individualiste, les nouvelles recrues voient de moins en moins les humains dans les colonnes Excel. La guerre sociale a su créer ses propres contingents de fantassins : des créatures dépolitisées, prêtes à fondre sur leur smartphone au moindre temps mort et focalisées sur un petit confort de carrière.

À l’accueil, il y a Marie. Quarante ans de boîte, une vraie Stakhanov qui ne compte pas ses heures. Son quotidien est différent puisque tous les jours, Marie voit les gens. Pour de vrai. Derrière la banque de l’accueil, ils se massent. Avec leur peur, leur colère, leur incompréhension, leur odeur, leur maladresse. Créature superbement empathique, Marie écoute, conseille et se démène pour trouver des solutions. Pour beaucoup, Marie est une emmerdeuse. Car elle a un défaut : « Elle fait du social. » Comment comprendre une telle expression au sein d’un organisme dit de protection sociale ? D’abord comme un aveu de faiblesse. Le comblement du trou de la Sécu exige de ses petits soldats une dose assumée de froideur technicienne. Tant pis si nos actions foutent des pans toujours plus massifs de la population dans la précarité, c’est le prix à payer pour maintenir « efficient » notre système de soins. Ensuite « faire du social », c’est-à-dire essayer, avec les maigres moyens du bord, de tirer les gens de la merde, est une activité impossible à chiffrer. Ça ne rentre pas dans les reporting et autres rapports d’activité. Ça n’est pas « valorisé », jargonne-t-on. Hé, la Marie, la retraite c’est pour bientôt ? Parce que là, on voudrait pas dire, mais tu nous plombes sérieux les indicateurs, avec ton social. L’avenir est ailleurs : dans ce bureau, par exemple. Tu vois cette endive impassible devant son écran ? Elle regarde son ordinateur travailler tout seul pendant des heures. C’est un tout nouveau logiciel. Les collègues, quand ils rentrent dans son bureau, tu sais ce qu’ils disent ? « C’est magique. »


1 Numéro d’inscription au répertoire soit le numéro de Sécu pour le populo.

2 Les prénoms ont été changés.

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