Dossier : Mauvaises langues
Novlangue : Je parle donc tu suis
Derrière la banque de l’accueil, je surplombe madame Bouallala1. Fichu dans les cheveux et le sourire placide, elle veut comprendre pourquoi sa mère n’a pas droit à ses médicaments alors qu’elle part le lendemain pour le Maroc pour une durée de trois mois : « Il lui manque juste l’insuline, la pharmacie n’a pas voulu lui donner. » À mes côtés, l’agent d’accueil lui explique encore et encore que le pharmacien-conseil a rendu un « avis technique impossible ». De quoi calmer son monde, non ? Dans l’intimité de nos burlingues, on dit ATI. En gros ça veut dire que le médecin ou le pharmacien de la Sécu n’a pas pu se prononcer sur une demande de prestation (il botte en touche quoi) car il lui manquait des informations. En l’occurrence, le médecin avait oublié d’apposer sur l’ordonnance la mention : « Traitement pour trois mois – À délivrer en une fois. » Sans ce précieux sésame, l’assurée diabétique était condamnée à partir avec un mois de traitement au lieu des trois demandés. Je décrypte l’ATI à l’assurée dans un langage compréhensible du commun des mortels et règle le problème de la dame.
Pour qui s’est déjà plongé dans le jargon imbitable d’une instance administrative, la leçon est claire : l’exercice d’un pouvoir se fait d’abord par l’appropriation régalienne d’un vocabulaire hors de portée du populo. Désireux de moderniser son action et de réduire la fracture qui le sépare de ses administrés, l’État s’est engagé depuis 2001 à une simplification de son langage administratif. « Il faut rendre “parole humaine” à notre État ! Le plus simple pour cela est encore que l’État parle à la France la langue des Français et qu’il retrouve l’habitude de nommer les choses par leur nom le plus explicite », claironne ainsi la haute technocratie du Comité d’orientation pour la simplification du langage administratif en 20122.
Donner sa langue au robot
Ce ravalement de façade ne doit cependant pas masquer des manœuvres autrement plus insidieuses. Si le langage des organismes publics gagne en clarté, il perd peu à peu le suc humain de sa spontanéité. Les agents d’accueil des plates-formes téléphoniques sont tenus de réciter des scripts rédigés d’avance. À telle question posée par un assuré, telle réponse standardisée doit être servie sur un plateau. En dépression pour cause d’un conflit avec votre patron, le médecin de la Sécu décide de vous remettre au boulot. Écœuré, vous faites le 36-46 pour avoir quelques explications et là une voix monocorde ânonne un texte prémâché : « Dans le cadre de ses missions de contrôle de prestations, le médecin conseil qui vous a examiné a estimé que vous étiez en mesure de reprendre une activité professionnelle. Si vous êtes en désaccord avec cette décision, vous pouvez la contester en sollicitant une expertise médicale. » Le but de cette robotisation de l’échange verbal : gagner du temps (le propos est direct et synthétique) et évacuer rapidement toute tension potentiellement conflictuelle (le propos est neutre et offre souvent une marge d’action, même illusoire, à l’assuré).
Dans les balbutiements des années 2000, je fus désigné volontaire pour participer à une formation « accueil ». Pendant deux jours, nous fûmes coachés à coups de jeux de rôle et d’exercices en situation par une intervenante chevronnée. Se mettre à la hauteur des gens et les fixer dans les yeux, reformuler leurs propos pour désamorcer colères et incompréhensions. La leçon de manipulation psychologique avait des côtés ludiques. Et inquiétants : ajuster les bons mots aux bons moments et l’irascible devant vous se dégonflait comme une baudruche. Le verbe officiel est une mitraille qui ne fait pas dans la dentelle.
1 Les noms ont été changés.
2 « Lexique administratif », ministère de la Fonction publique et de la Réforme de l’État.
Cet article a été publié dans
CQFD n°145 (juillet-août 2016)
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Paru dans CQFD n°145 (juillet-août 2016)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Bruno Bartkowiak
Mis en ligne le 11.06.2018
Dans CQFD n°145 (juillet-août 2016)
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