Spectacle sonore
Musique du babil et cinéma pour l’oreille
CQFD : Pourrais-tu expliciter le titre de ton spectacle, Prosodie ?
Émilie Mousset : Pour les musicologues comme pour les linguistes, la prosodie, c’est ce qui définit l’enveloppe musicale de la parole : son grain, ses composantes harmoniques, sa densité, ses attaques. C’est l’écoute des phénomènes d’accentuation et d’intonation des phonèmes, mais aussi des variations de hauteur, de durée, d’intensité et de timbre. Ce sont toutes les inflexions musicales, les émotions, les intentions sous-jacentes à la parole, qui font que sonnent les hésitations, l’irritation, la tristesse, la peur, la colère, la douceur. La prosodie, pour résumer, c’est la part de signification apportée par la voix au-delà du sens initial du mot : c’est la mélodie du langage. C’est une notion qui permet de faire émerger l’importance du sensible et de l’affect dans les liens étroits qui unissent le langage et la musique. C’est d’ailleurs là, pour moi, que le rapport avec le champ de la petite enfance est immédiat. Pour le jeune enfant entendant, sans même parler des études désormais nombreuses qui montrent l’importance du sonore dans le milieu intra-utérin, le sonore est un champ pour lequel il développe une acuité et une finesse impressionnantes, et qui donne forme au monde qui l’entoure – qui lui permet en tout cas de s’y inscrire, et de commencer à le percevoir.
Que cherches-tu à explorer en investissant, plus précisément, le champ de la petite enfance ?
Pour le jeune enfant, le mot est son avant même d’être sens, et le langage parlé est d’abord et avant tout musique. Les enfants sont capables de vocaliser bien avant d’articuler. Ils développent très précocement des capacités de perception des phénomènes sonores, ainsi qu’une large palette de modes d’écoute. Il suffit d’observer de tout jeunes enfants écouter et produire des sons pour réaliser leur grande plasticité à jouer dans le spectre sonore. Virtuoses en vocalisation, ils bruitent les objets, écoutent les résonances, ajustent la dynamique de l’attaque en fonction du son recherché, sont très attentifs aux timbres. La matière sonore est source d’expérimentation et de plaisir sans cesse renouvelés. Le son comme la voix sont investis tour à tour comme objets de sensation, de plaisir, d’exploration de temps et d’espace, de communication, de création. En outre, pour l’enfant apprenti locuteur, le rapport au langage est intrinsèquement lié à l’affectivité. La période où le monde prend sens à travers les voix (notamment celle de la mère) est cruciale, et le temps de la petite enfance est l’âge d’or de l’ouïe. C’est dans cette « pâte primordiale » que se constitue un premier fondement de présence à soi et au monde. Si le langage m’intéresse aussi, c’est que je crois qu’on ne peut pas dire qui on est (et par conséquent ce que l’on veut, ou ne veut pas), si on ne peut ou ne sait pas s’exprimer. Cette pièce, qui dure 25 minutes, c’est finalement l’écoute de comment un enfant arrive peu à peu au langage : elle commence par le souffle, puis montre peu à peu comment le langage s’extériorise, se sociabilise, et dans le même mouvement s’articule progressivement. Prosodie s’appuie et se fonde à la fois sur la matérialité de l’acte de dire, et sur un constant rapport étroit du langage et du musical : c’est cette articulation des deux, et l’évolution de cette articulation qui constitue le mouvement de la pièce.
Ton travail n’est pas uniquement celui d’une compositrice puisque tu mets en scène l’écoute de ta propre pièce. Pourquoi ne pas se contenter d’une pièce sonore, radiophonique, écoutable chez soi, et préférer en faire un concert – en grande partie en direction des tout-petits ?
J’ai commencé ma vie professionnelle dans le champ du théâtre, et je n’en suis jamais vraiment sortie ! Quand j’ai décidé de me consacrer à la composition sonore, je pense l’avoir toujours envisagée comme une écriture élaborée et reçue dans un espace : une scène, un jardin public, la rue ou une salle de sieste (pour rester sur Prosodie et son accueil possible dans des endroits comme des crèches, ou des écoles). Pendant mes études de composition électroacoustique, la découverte de l’outil de diffusion qu’est l’« acousmonium2 » a été déterminante. Il s’agit de diffuser une pièce sur un orchestre de haut-parleurs, qui construit un impressionnant espace d’écoute, très immersif, où chacun entend la pièce projetée différemment, en fonction de sa place à l’intérieur de l’orchestre. On parle souvent de « cinéma pour l’oreille ». Cet outil permet à la fois de dessiner un espace du son, d’en écrire une dramaturgie, mais aussi, et c’est un de mes crédos, de mettre volontairement les gens en situation d’écoute. Le dispositif de Prosodie est donc celui d’un concert de type acousmatique. Ce terme renvoie aux pratiques d’enseignement de Pythagore, qui plaçait ses disciples derrière une tenture afin de privilégier leur seule écoute. Le compositeur Pierre Schaeffer, à l’origine de la « musique concrète », parlait d’ « écoute réduite » pour désigner ce resserrage extrême de l’attention sur la perception des choses. Le son, c’est aussi un espace mental, qui laisse à l’auditeur l’autonomie et la liberté de récréer les images, qui donne à son écoute active une part de création de l’œuvre.
Pour les jeunes enfants, le son passe avant tout par le corps, résonne dans le corps, se reçoit et s’exprime par le corps, d’où l’importance de ce dispositif. Il est arrivé pendant des représentations que des enfants se mettent à tourner autour d’une enceinte, rapprochent, éloignent leur oreille de la membrane, se créant ainsi leur propre « mixage ». Il est aussi fréquemment arrivé que des enfants marquent physiquement, ou vocalement, ce qu’ils entendent, qu’ils interagissent avec la pièce, souvent de manière tellement fine et musicale que les autres auditeurs m’ont dit ne plus vraiment savoir ce qui appartenait à la composition ou à l’intervention de leurs petits voisins. Je crois que l’inventivité du langage des enfants, sa plasticité, son rapport primaire au musical, en font des grands poètes qui s’ignorent (d’autant plus grands qu’ils s’ignorent !).
Comment as-tu cheminé pour réaliser ce spectacle ?
Tout est parti d’un compagnonnage avec une structure basée à Saint-Nazaire, Athénor, une « scène nomade de production et de diffusion » qui explore notamment la création sonore en lien avec la toute petite enfance. J’ai commencé une première phase de création à Vitrolles où, avec un percussionniste, une chanteuse, une danseuse, nous avons investi le quotidien de plusieurs crèches, sur des journées entières. C’est là que j’ai pu commencer les premières expériences de prise de son avec de tout jeunes auditeurs, les observer écouter d’abord, puis les faire manipuler et sonner des objets de leur quotidien, les enregistrer et leur faire écouter le résultat immédiat, pour tenter d’autres manipulations ou jeux de voix, de bruits de bouche, les réécouter, les rejouer. J’ai ensuite bénéficié de temps de résidence en studio, et dans des lieux « de plateau », qui m’ont permis d’éprouver la pièce dans l’espace et de l’écrire avec les haut-parleurs. J’ai volontairement voulu que le dispositif soit simple et tienne dans un coffre de voiture pour aller jouer dans des lieux « hors spectacle », comme des crèches justement.
Comment as-tu pensé la place des adultes dans cette pièce sonore ? L’irruption, puis la déferlante des mots articulés à mesure que les enfants grandissent, a-t-elle un impact sur les capacités d’écoute ?
Même si, dans ce spectacle, tout part de l’écoute et du rapport au son des enfants, je propose une forme qui n’est pas uniquement dédiée au jeune public. Néanmoins, si les enfants semblent admettre immédiatement le « bain sonore » qui leur est proposé, certains adultes sont parfois troublés par le dispositif acousmatique où, par définition, on ne connaît pas la source du son. En composant cette pièce, j’ai essayé de me tenir sur une ligne entre le compréhensible et le sonore, et les enfants se situent précisément dans la liberté de cet espace. Les adultes ont parfois beaucoup plus de mal à sortir du sens des mots. Il est possible que l’irruption du langage articulé, avec sa kyrielle de mots et de règles (grammaire, syntaxe, conjugaison) à utiliser correctement, bride de façon presque fonctionnelle l’ampleur du champ de l’écoute et du sonore tel qu’il est vécu au départ, avec son ouverture, son inventivité permanente et, encore une fois, son rapport fondamental au musical !
1 Une version binaurale du spectacle est accessible en ligne sur le site de l’émission « Supersonic », produite par France culture.
2 Le terme a été popularisé en 1974 par le compositeur François Bayle.
Cet article a été publié dans
CQFD n°145 (juillet-août 2016)
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Paru dans CQFD n°145 (juillet-août 2016)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Eric Sneed
Mis en ligne le 17.03.2017
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