Dossier « La fatigue démocratique »
À la Sécu, la démocratie sociale à genoux
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Il est là debout, face à moi. Visage à la fois grave et amusé. Il a ramassé son poing sur son front et seuls son index et son auriculaire pointent comme des dards. Des cornes plutôt. Celles du diable. Il vient de terminer son impeccable démonstration : Macron et ses réseaux. Macron et son sponsor juif Rothschild. Macron et sa soufrière sataniste. Mon collègue lit beaucoup de textes sur Internet parce que les médias traditionnels « ne nous disent pas tout ». « Tu sais que Macron a travaillé pour Rothschild ? Tu connais le nom de la société ? » Je fais mine d’hésiter. Quand Thierry1 a cette mine-là, je sais qu’il est sur le point de décoller vers des apesanteurs complotistes. Il prend un papier et écrit « La Compagnie Financière Rothschild ». « Tu ne remarques rien ? » questionne-t-il. Je fais semblant de réfléchir. Je n’ai aucun moyen de fuir ; nous sommes seuls dans le burlingue ce matin-là. Il finit par entourer les premières consonnes des quatre mots. LCFR. Soudain, je pige mais un accablant sentiment de consternation m’empêche de réagir. « LCFR. Lucifer. C’est peut-être juste une coïncidence... », conclut Thierry avec un sourire complice. L’espace d’un instant je revois cette scène dans Angel Heart où Mickey Rourke comprend que De Niro, alias Louis Cypher, est le diable. Mais je ne suis pas dans un film d’Alan Parker. Je suis au turbin. À la Sécu.
Solange est d’accord avec Thierry sur un point : on ne nous dit pas tout. Quand le staff est au complet dans le bureau et que les discussions dérivent vers la fournaise électoraliste, c’est le mantra qui revient le plus souvent. Le mensonge des puissants. La manipulation des partis. Le secret des hauts-lieux. Solange a placé tous ses espoirs dans « La Blonde ». Elle nomme la Le Pen à demi-mot, de peur de se faire taxer de raciste alors qu’elle a juste peur des islamistes. Solange redoute l’invasion. Un jour elle me confie sa crainte : « Si ça continue, on va vous obliger à porter la djellaba. » À la cantoche, changement de musique. L’entre-deux tours a réveillé les ardeurs républicaines. Chacun y va de son petit laïus. Il faut faire barrage au FN. Sauver la démocratie. Et puis finalement, le Macron, il a de l’allure. Il est assez bel homme par rapport à l’autre endive qui nous gouverne... Et toi Augustin, tu vas aller voter j’espère ? Je plonge le nez dans mon assiette de pâtes au pesto. Esquive, attaque frontale ? Je me tâte. Le micro-ondes sonne. Je lâche, laconique : « Moi, je ne vote pas. » Julie écarquille les yeux. Le morceau d’endive (la chicorée, pas l’ancien maire de Tulle) piqué au bout de sa fourchette s’arrête à quelques centimètres de sa bouche. Elle affiche une moue d’instit’ et me fait la leçon. Avec son mari et sa fille tout juste majeure, ils ont étudié toutes les professions de foi. Un vrai débat démocratique des familles. Ils n’étaient pas toujours d’accord mais ont passé au crible les propositions des uns et des autres. Autour de la table, les collègues acquiescent gravement. J’hésite à pousser le débat un peu plus loin que ces lieux communs citoyennistes mais l’aiguillon de la pointeuse se rappelle à moi. En tant que salariés de la Sécu, il aurait peut-être été judicieux de faire dériver la discussion de la foire électorale vers le noyau originel de notre institution par exemple. Rappeler qu’au moment où l’idée d’une Sécurité sociale est fomentée dans quelque maquis en 1944, la chose doit rimer avec démocratie sociale.
Au cœur du programme du Conseil national de la Résistance, « l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie » est brandi comme horizon indépassable pour garantir le succès des réformes à venir. Plus loin, on trouvera la mention d’un « plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État ». L’ordre des mots a son importance : d’abord les intéressés, les travailleuses et les travailleurs en l’occurrence, ensuite les technocrates. La démocratie sociale se campe sur deux guibolles solidement arrimées : la solidarité (chacun cotise en fonction de ses moyens et reçoit selon ses besoins) et la gestion des caisses aux mains des salariés. Roulé dans le goudron et les plumes de la collaboration, le patronat fait office de valetaille « puisqu’il se trouve contraint de participer [au] financement [de la Sécurité sociale] par le biais des cotisations patronales et qu’il est cantonné à un rôle mineur dans sa gestion, les syndicats de salariés s’étant vu confier 75% des sièges dans les conseils d’administration. 2 » Les patrons qui raquent et les prolos qui gèrent : on s’offrirait un hologramme de Méluche dans le salon pour moins que ça ! Un vrai monde à l’envers qu’une oukase pompidolienne se targue de remettre à l’endroit en 1967 : le paritarisme impose désormais un partage équitable des conseils d’administration entre employeurs et salariés. Un an avant les pavés sous la plage, mai 67 voit se former des cortèges bien maousses de syndicalistes et autre canaille gauchisante dénonçant les « pleins pouvoirs » de Pompidou – la sourcilleuse crapule légifère par ordonnances – et le démantèlement de la Sécurité sociale. Déjà.
Un demi-siècle après, que reste-t-il de ces vingt années d’expérimentation de démocratie sociale ? Rien. Au sein des organismes de Sécu, ces deux décennies de gestion des caisses par les travailleurs eux-mêmes au sortir de la Seconde Guerre mondiale ont laissé autant de traces qu’une chiure de mouche sur un pare-brise. Balayé ce vieux rêve d’autonomie. Après maintes réformes, le pouvoir a réussi à transformer un projet humaniste partiellement autogéré en une baudruche kafkaïenne en déficit permanent. Aujourd’hui, l’État fixe la feuille de route des branches de la Sécu via les conventions d’objectif et de gestion et le Parlement fait office de grand argentier en pondant des lois de financement toujours plus drastiques. Quant aux dirlos des caisses, passés par le formatage de l’École nationale supérieure de Sécurité sociale, ils se comportent comme autant de roitelets, libres de gérer leurs agents selon leur bon vouloir. Qu’ils soient directifs ou participatifs, les néo-managements du moment ne sont que la poursuite de ce vieux schéma autoritaire : celui d’une verticalité absolue du pouvoir. À la Sécu, comme dans toute autre sphère du travail salarié, les vertus démocratiques n’ont jamais réussi à passer les fourches caudines des entrées du personnel. Ici, la hiérarchie pèse de tout son poids. La peur ou de mesquines ambitions sont là pour faire courber les échines et chuchoter porte fermée. Peur de la stagnation salariale, de la mise au placard. À pas feutrés, le harcèlement a pris ses marques. Récemment c’est un médecin-conseil, en conflit avec sa hiérarchie, qui se confiait : « J’ai du mal à dormir. Pour la première fois, j’ai dû consulter. C’est ça ou alors j’explose en vol. » Quelques jours auparavant, le chef l’avait gaillardement étrillé lors d’une réunion de travail. Alors qu’il essayait de se justifier, la parole lui avait été sommairement coupée : « Point suivant s’il vous plaît. »
Pour parfaire cette déshumanisation de la Sécu, pour en faire un organisme aussi peu démocratique dans son fonctionnement interne que dans son rapport à la population, la fixette comptable fut parfaite. Vous n’êtes plus au service des assurés sociaux à partir du moment où seuls les chiffres comptent. Vous n’êtes plus un service public à partir du moment où les malades disparaissent derrière des colonnes d’indicateurs. Interrogée dans les pages de L’Humanité sur le naufrage de la démocratie sociale, Léonora Tréhel, présidente de la Mutuelle familiale, avait ces mots pour redonner barre au peuple : « Il conviendrait à mon sens de repenser la gestion démocratique en commençant déjà par rétablir l’élection d’administrateurs disposant de réels pouvoirs et une représentation du mouvement social telle que les syndicats, les mutuelles, les associations avec, pourquoi pas, aussi, une représentation directe des assurés sociaux sous une forme à définir.3 » Destituer cette arrogante technocratie comptable et restituer du pouvoir aux premiers concernés : le programme des maquisards de 44 n’a pas pris une ride. Après les urnes, citoyens, les armes ?
1 Les prénoms ont été changés.
2 Citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui. Les Jours heureux, La Découverte, 2010.
3 « À qui doit revenir la gestion de la Sécurité sociale ? », Humanite.fr, 29/03/2016.
Cet article a été publié dans
CQFD n°154 (mai 2017)
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Paru dans CQFD n°154 (mai 2017)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Emilie Seto, Cécile Kiefer
Mis en ligne le 12.01.2019
Dans CQFD n°154 (mai 2017)
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