Dossier « All computers are bastards »
Les technologies dans le feu de l’action
S’il vient (seulement) de paraître en France, l’essentiel des textes qui composent Le progrès sans le peuple – l’ouvrage le plus court et le plus militant de Noble – datent du début des années 1980. L’historien est alors à la croisée des chemins. Il a fait des recherches sur l’histoire des rapports serrés entre science, industrie et grandes entreprises dans les États-Unis d’avant-guerre et mis en évidence le rôle moteur des ingénieurs dans le façonnage de la modernité américaine. Il a aussi étudié pendant des années l’automatisation dans l’industrie étatsunienne de pointe et démontré que ce qui y préside tient moins de la rationalité économique et technique que du rêve d’un contrôle total sur les ouvriers. Le Massachusetts Institute of Technology (MIT), où il enseigne, est l’école d’ingénieur la plus réputée au monde, et ses prises de position font grincer les dents. Il sent pourtant qu’il lui faut être capable de rompre avec une certaine retenue universitaire et s’adresser à un public plus large en tenant des propos tranchants afin de profiter de ce qu’il estime être une « fenêtre de tir » pour interrompre l’automatisation en cours. D’où un texte incisif, marqué par une prise de parti nette pour l’usage du sabotage et la politisation des choix technologiques au travail.
Pour Noble, l’évolution des techniques de production dans la société capitaliste n’est ni le reflet du génie du genre humain dans son combat pluriséculaire contre la nature, ni le produit d’une logique automatique de diminution de la part du travail humain dans le cadre d’une course généralisée à la productivité. Non : lorsque l’on s’attache à voir ce qui se passe réellement dans la tête des ingénieurs des bureaux des méthodes, dans la caboche des gestionnaires et des dirigeants, on se rend compte que les techniques de production modernes sont prises au cœur d’un conflit social et politique, ayant pour enjeu la domestication des travailleurs – et que c’est depuis cet endroit qu’il faut les soumettre à la critique.
À l’instar de ses collègues anglo-saxons de l’histoire sociale (Thompson, Hobsbawm, Berg), Noble pense que les bris de machine des années 1810-1830 ne sont pas à prendre de haut. On cassait pour empêcher une restructuration des rapports de production à son détriment, on cassait pour obtenir des législations protectrices. Il s’agissait de retarder le monde qui s’annonçait. Ce sont les vainqueurs qui y ont vu des préjugés irrationnels : au moment où les luddites agissaient, ne régnait pas encore l’idée que le progrès technique était un processus impersonnel et que la machine était la manifestation de l’Esprit saint scientifique au sein des fabriques. La casse a eu cet avantage de « susciter l’adhésion », de « donner cohérence », de relier symboliquement diverses résistances et de mettre pour quelques années en difficulté le capitalisme industriel naissant.
Jusqu’à la moitié du XIXe, en Angleterre, les ouvriers n’avaient pas encore d’idées « embrumées » sur l’existence d’un « progrès technique en soi », ce n’était pas encore une sorte de tabou. Il n’y avait pas encore eu cet « échange de légitimité » entre scientifiques et industriels qui permit de faire accroire que la machine incarnait la Raison dans les ateliers. Il n’y avait pas encore cette institutionnalisation syndicale, cette professionnalisation de la représentation ouvrière qui fit que le haut du panier syndical – à l’écart des usines et partageant de plus en plus le monde et les valeurs technico-économiques du patronat – finit par se ranger du côté de l’adaptation enthousiaste aux nouvelles techniques de production. La répression du mouvement luddite s’est doublée d’une guerre culturelle contre les attaques de machines, et cette guerre, nous n’en sommes pas encore sortis.
« Dépossédés de nos capacités d’analyse ou de critique par les tirs de barrage culturels, on se réfugie dans des stratégies alternatives d’apaisement ou d’accommodation, de déni ou de dupe, étourdis de désarroi face à cet assaut en apparence irréductible – que les gens de bien nomment “nouvelles technologies” »{{}}. Depuis l’après-guerre – et le début de cette nouvelle révolution industrielle, sous le signe de l’informatique – se prépare l’automatisation des usines. Et voilà que cela commence réellement à fonctionner, alors que le fordisme, depuis les années 1960 est dans une grave crise, que l’indiscipline règne dans des usines où s’affirme un fort pouvoir des ouvriers. L’occasion est trop bonne de faire basculer les choses en faveur du capital. « D’abord l’entreprise modernise, puis elle se délocalise ». Dans certains cas, l’automatisation permet de se passer d’ouvriers qualifiés, dans d’autres elle réduit le besoin de bras. L’informatisation des chaînes, tout en requérant la collaboration de ceux d’en bas, renforce le pouvoir de contrôle de la direction et facilite la mise en cause des individus. Et que fait-on face à ces technologies qui engendrent le chantage à l’emploi et permettent le « maraudage multinational » des entreprises en quête d’une main-d’œuvre toujours moins chère ? Trop peu. Noble dresse un panorama de la politisation des choix technologiques dans les entreprises après 68 : il parle des délégués (ouvriers) aux « data » qui font leur apparition en 69 en Norvège suite à des révoltes, des sabotages menés par les ouvriers typographes du Washington Post et en Australie contre de nouveaux systèmes, des Lucas, ces ouvriers de l’aéronautique qui mirent en branle une tentative célèbre de réorientation de la production de leur boîte en Angleterre. Le progrès sans le peuple, livre d’intervention, voudrait donner de l’espoir, mais refuse de nous bercer d’illusions.
Dans un premier temps, « la base » semble a priori hostile aux nouvelles technologies et une résistance semble possible quand la question se pose dans les ateliers. Mais arrive vite le deuxième moment de la reprise en main de la question par les syndicalistes professionnels et la mise en place d’expertises alternatives sur les technologies. À nouveau sont « exclus du champ de bataille ceux qui sont vraiment en première ligne de l’innovation technologique, les mieux placés pour analyser la situation et lutter efficacement ». Et inutile de dire que, quand, dans un troisième temps, le déferlement technologique rend caduc le rapport de forces initial, le tour est joué. Il fallait aller plus vite.
Il est étonnant, ce bouquin. D’un côté, il s’agit d’une vraie déconstruction du mythe du progrès technique au travail, qui passe par l’analyse concrète des idéologies et des logiques qui président aux choix technologiques. Par là, et par son retour sur l’histoire du luddisme, Noble veut fissurer une « hégémonie culturelle », user à bon escient de son pouvoir d’intellectuel et faire que ce soit ceux d’en face qui aient en charge de prouver qu’il s’agit bien d’un progrès. De l’autre, il s’agit d’un vibrant plaidoyer pour l’action ouvrière à partir de l’immédiat, du quotidien, à partir de ce que l’on sent. « Il y a une perte du présent en tant qu’espace de jugement, de décision et d’action », regrette-t-il. Noble cherche un ajustement entre le cœur et la tête : il sent bien qu’en certaines circonstances, le sabotage, même s’il vient de l’intérieur de la pratique, a besoin d’être légitimé pour avoir lieu, car on ne supporte guère d’être considérés comme des imbéciles. Son bouquin, du coup, participe d’un effort nécessaire aujourd’hui : politiser les choix technologiques sur les lieux de travail, en se libérant de l’idée que le progrès technologique serait une fatalité « naturelle », et en donnant la parole aux premiers concernés, les ouvriers, plutôt qu’à leurs représentants syndicaux ou aux experts. Car libérer la parole — c’est libérer l’action.
1 David Noble, Le progrès sans le peuple. Ce que les nouvelles technologies font au travail, Agone, 2016.
Cet article a été publié dans
CQFD n°151 (février 2017)
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Paru dans CQFD n°151 (février 2017)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Baptiste Alchourroun
Mis en ligne le 22.09.2019
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