« Les services sociaux risquent de se bunkériser »
En 2011, vous avez participé à un mouvement de boycott des statistiques dans les services sociaux de Seine-Saint-Denis. Quel en était le but ?
Muriel : Au début, c’était juste un moyen pour faire aboutir des revendications classiques. C’est seulement par la suite que l’on a commencé à s’interroger sur le rôle des statistiques.
Keltoum : Jusqu’en 2011, on rendait une fois par an des grilles par nom et par dossier. Ces statistiques recensaient le nombre de personnes rencontrées, leur situation familiale, leurs caractéristiques socioprofessionnelles et les difficultés qu’elles rencontraient (on cochait diverses « problématiques »). On recensait aussi ce que l’on faisait (les « interventions »). En 2010, la direction a rajouté des statistiques, appelées « enquête population ». Ça a déclenché une grosse interrogation de notre part : il y a un truc là-dessous, c’est quoi encore ces chiffres, ces items et cette enquête ? À quoi ça va servir ?
M : Et puis il y avait des questions qui ont beaucoup gêné les collègues : « Est-ce que l’un des membres du ménage travaille au Conseil départemental (CD) ? » C’est ainsi qu’a commencé notre questionnement sur les statistiques, le fichage et l’informatisation.
Comment la lutte s’est-elle déroulée ?
K : Il y a eu des assemblées générales organisées sur le temps syndical. On pouvait y partager nos constats et discuter de la manière de faire face aux consignes, dans un contexte de pénurie de moyens. Comment fait-on par exemple quand on reçoit tous les jours des familles avec enfants qui se retrouvent à la rue ? Le boycott a été une proposition parmi d’autres (aller manifester devant l’administration, faire des lettres, des pétitions). Dans les équipes, les collègues discutaient entre elles et faisaient remonter aux syndicats leur décision de boycott total ou partiel. C’est comme cela que ça a pris de l’ampleur : ce boycott a duré presque trois ans et concerné au plus fort deux tiers des équipes de service social du département. C’est pendant ce mouvement qu’on s’est intéressé aux grilles statistiques et au déploiement informatique qui allait avec.
M : À partir du moment où tu boycottes les statistiques, tu commences à te pencher sur les chiffres et tu te rends compte qu’ils servent en fait à mesurer ton travail. Or, quand tu coches « problème avec la CAF », cela peut être quelque chose qui se règle en quelques minutes ou qui prend beaucoup plus de temps. Cela ne veut donc rien dire.
Sauf pour les managers en quête de performance… Mais quel sens et quel effet ce processus dans un métier voué à écouter et aider des personnes pour lesquelles il faut prendre du temps ?
M : Le nouveau management public est arrivé en 2008, avec l’arrivée du PS et de Bartolone. Si le département était resté PCF, cela aurait été sans doute la même chose, mais peut-être moins rapidement. Car c’était dans la logique de la révision générale des politiques publiques. À cette époque, on avait commencé à faire des AG pour discuter entre nous de ce que l’on vivait sur le terrain. Elles nous ont permis de voir que l’on rencontrait les mêmes difficultés. Au moment où nos managers allaient faire leur grand-messe annuelle et, sur la base de leurs chiffres, nous expliquer que les personnes se présentent majoritairement pour une aide alimentaire alors qu’on pensait que c’était pour l’hébergement, nous avions justement une AG et on s’est dit qu’il fallait faire quelque chose. On a décidé de lire à plusieurs une lettre envoyée quelques mois auparavant à la direction, dans laquelle on faisait un état des lieux et des propositions, de déployer une banderole « Aujourd’hui 21 septembre 2010, enterrement du service social », et de créer des affiches avec des slogans comme « Familles à la rue, assistantes sociales toutes nues ». Quand on est arrivés à la réunion, la direction a introduit son discours en disant d’un air enjoué qu’aujourd’hui on ne parlait plus de bilan d’activité mais de RAP pour « rapport annuel de performance » et de PAP pour « plan annuel de performance ». Puis, elle a demandé à l’assemblée si on avait des questions. Et là, les collègues se sont levées pour lire la lettre, en brandissant affiches et banderole. Tout le monde s’est levé, à l’exception des cheffes, pour applaudir. On se serait cru sur un terrain de foot ! La direction a dit qu’elle annulait la présentation et nous laissait pour discuter entre nous avant l’arrivée du directeur général adjoint. On lui a dit de rester parce qu’elle devait entendre ce que l’on avait à dire. Ce qui a été génial, c’est que les collègues sont intervenues sans autocensure, comme si on avait pris le pouvoir !
K : Il faut bien se rendre compte que la grande différence entre « bilan d’activité » et « RAP », c’est celle qu’il y a entre l’écrit collectif d’une équipe et un tableau de chiffres fait par des managers. La plus grosse partie du RAP n’est faite que de chiffres. On a toujours défendu le fait qu’on pouvait et qu’on devait raconter notre travail au fur et à mesure de ce que l’on faisait. C’est ce que l’on fait déjà entre nous. Mais dès qu’il s’agit de raconter son travail à des gens qui en sont complètement éloignés, forcément c’est eux qui imposent la forme. Alors qu’avant, chaque équipe rédigeait ce qu’on appelait des « monographies » qui relataient des parcours de vie de famille, ce qui avait été compliqué pour elles et pour nous.
M : Le management a fait apparaître une nouvelle notion ; celle de résultats. Dans un autre service, on nous a dit que ce que regardaient les élus, c’était les résultats : combien de personnes ont retrouvé un boulot. Des postes de chargés d’étude et de gestion ont donc été créés pour traduire le travail en chiffres et le faire entrer dans des tableaux numériques.
J’imagine que cette focalisation sur la performance chiffrée se traduit concrètement par des transformations du travail, par exemple en calibrant le temps passé avec les personnes en difficulté...
K : Pour nous, calibrer le temps d’entretien, c’est juste insupportable. Tout comme le sont les phrases assassines des responsables qui se permettent de dire : « En dix minutes, tu peux évaluer. » Un autre effet du management est la manière dont les institutions lancent des politiques sociales qui oublient et écartent les personnes à qui elles sont destinées. Les gens ne rentrent pas dans les protocoles, et les conventions qui ont été édictés par les institutions et pour les institutions. Car elles se foutent des gens en eux-mêmes, vivants, qui viennent dire leurs problèmes. Elles veulent juste des chiffres pour remplir des tableaux. Chez nous, Pôle emploi et le département ont signé une convention : il va falloir rendre des comptes au niveau européen pour avoir les financements attendus. C’est quoi rendre des comptes ? C’est faire remonter des chiffres, par exemple dire combien de chômeurs sont entrés dans le cadre de cette convention. Or, il se trouve que dès la mise en place, ça n’a pas marché du tout : les gens sont chiants, on pense des choses pour eux mais ils ne jouent pas le jeu. Ils ne viennent pas, ils s’en foutent et en plus ils le disent. Malgré tout, il faut trouver un moyen de les faire rentrer dans ce protocole…
M : Les managers veulent aussi des chiffres pour « objectiver » ton travail. Ça permet de mettre en concurrence et sous pression : j’ai 150 suivis, toi t’en as 130, y a un truc qui ne va pas. Comme si un suivi en égalait un autre.
K : Juste pour rebondir sur la convention avec Pôle emploi : l’Europe attend des comptes du Pôle emploi, le Pôle emploi attend des comptes du département, qui attend des comptes des AS. Évidemment, les AS vont devoir demander aux gens de rendre des comptes, parce qu’on les attend au tournant.
Un autre effet immédiat du management, c’est le « fractionnement de l’aide ». Kézako ?
K : Dans les services sociaux de Seine-Saint-Denis, cela consiste à diviser l’équipe en deux pôles, l’un pour l’accueil des personnes et l’autre pour leur accompagnement. Or, dans le métier que l’on fait, que ce soit celui d’AS ou de secrétaire, on est tous chargés de l’accueil et quelque part aussi de l’accompagnement. Les managers ont pensé que ce serait bien de fractionner les équipes pour faire en sorte que le pôle accueil, chargé d’orienter les personnes qui arrivent pour la première fois, s’arrête à la première demande des gens. Quand tu écoutes quelqu’un, il va te dire : voilà, je viens pour ça. Mais selon la manière dont s’est passée cette première discussion, la personne va se permettre ou pas d’aborder d’autres problèmes. Dans la formation d’AS, on appelle cela la demande explicite et les demandes implicites ou déguisées, et on est censé permettre les deux. Mais avec la division en deux pôles, c’est impossible parce qu’on demande aux AS à l’accueil de s’en tenir à la première demande explicite des personnes, qui parfois ne formuleront plus leurs demandes implicites parce qu’un RDV ne leur sera pas forcément fixé avec une AS du pôle accompagnement. Bref, le pôle accueil joue le rôle de tamis par rapport aux demandes des gens.
M : Ce système d’accueil où, en gros, tu viens pour un problème précis et on te répond, et si tu reviens pour un autre problème, tu es reçu par une autre collègue, ne personnalise pas la relation. En fait, c’est une manière de se débarrasser des gens, de les décourager de faire valoir leurs droits.
Il y a en effet plein de gens qui sont déboutés de services sociaux auxquels ils ont droit, mais qui ne font pas appel. C’est le « non-recours ». Pour des travailleurs sociaux qui se soucient de personnes en difficulté, c’est un problème. Mais pour les managers, n’est-ce pas une opportunité ?
K : Cette question montre le cynisme des administrations et des institutions qui tablent sur un taux de non-recours loin d’être négligeable pour organiser le financement des politiques sociales. Cela veut dire que les administrations dans ce pays pensent des politiques sociales et mettent en place des dispositifs en partant du fait qu’un certain nombre de personnes n’y auront pas accès. Du coup, les services sociaux de polyvalence de secteur comme celui où je travaille, censés proposer un accueil inconditionnel, risquent de se bunkériser.
Dans votre brochure Les fossoyeurs du travail social1, écrite en réponse à un article des directeurs généraux des services, vous démontez la novlangue managériale, par exemple l’expression « consommateurs de service social »...
K : C’est une expression qui a été utilisée par la cheffe du service social départemental de Seine-Saint-Denis face à une délégation d’AS qui avaient fait grève 5 jours en novembre 2013 pour dire stop à la division en Pôles accueil et accompagnement. Elle leur a dit que dans les services sociaux, il s’agit de « gérer des flux », et que vu les flux en Seine-Saint-Denis, il faut s’en tenir aux demandes ponctuelles des gens : « Ce sont des consommateurs de services sociaux comme partout ailleurs. Ils viennent, ils demandent une chose et on leur répond. » Tout dans notre pratique au quotidien démontre le contraire : vu la difficulté d’accès aux administrations, les gens imaginent des demandes explicites qui sont des stratégies pour lever les barrières du bunker, mais ce ne sont pas leurs demandes profondes.
M : Je voulais revenir sur l’écrémage dans l’accès aux droits. Je vois plein de gens se faire refouler des services sociaux dans la ville où je travaille. Et le premier écrémage est fait par la secrétaire qui renvoie les personnes qui se présentent pour la 1re fois vers d’autres services. Pour pouvoir accéder à une AS, les gens doivent donc trouver les mots qui vont être un « sésame ».
Les managers des services sociaux récupèrent de plus en plus la notion d’autonomie, comme injonction à adresser aux ayants droit. Qu’est-ce que cela cache et signifie ?
K : C’est peu de dire qu’ils ne la prennent pas dans le même sens que nous : comme mouvement collectif d’émancipation pour trouver ensemble des moyens d’entraide et de lutte face à une domination.
M : Par exemple, face aux catastrophiques problèmes de logement, on leur a demandé de se positionner sur la réquisition collective de logements vides. Mais ils n’ont jamais répondu.
K : Dans la brochure, nous avons cherché à clarifier la notion d’autonomie, galvaudée dans le travail social. On nous dit que notre travail est de ramener les gens à l’autonomie, qu’à certains moments, les gens perdent les moyens de faire les choses par eux-mêmes et qu’on doit les aider à les retrouver. La première chose gênante, c’est que ce n’est pas une construction collective : c’est un travailleur social face à une personne. Surtout, le mot est dévoyé puisqu’il sert de plus en plus à culpabiliser la personne en face. Il nous a fallu, dans la brochure, nous questionner sur notre position de domination face aux personnes et nous demander de quel côté est le savoir – des questions qui ne sont jamais abordées dans le travail social, où la notion d’autonomie est juste utilisée, mais pas réfléchie. La vision des managers est claire : l’autonomie, c’est l’empowerment, pour utiliser le terme à la mode. Ils disent que le travail social doit cesser de s’occuper des gens, parce que les gens peuvent très bien s’appuyer sur un réseau ou une « sphère » qui peut être la famille, les amis, etc. Mais ils ne disent pas face à quoi, ils ne nomment pas les dominations. Nous, nous avons nommé ce que les personnes vivent et leur manière de retrouver une autonomie dans les solidarités qu’elles se créent, par exemple dans les hôtels où elles sont hébergées et où elles s’entraident, se soutiennent, se donnent des informations sur les démarches administratives. Pour déplacer la question, nous sommes parties du fait que les gens sont déjà indépendants, dans ce qu’ils pensent et ce qu’ils font, dans les décisions qu’ils prennent. Nous, travailleurs sociaux, ce qu’on est censés faire, c’est pas de les faire adhérer à des normes mais, à un moment de dénuement, de leur donner des armes pour faire valoir leurs droits face à l’administration. Le pouvoir de l’administration, c’est un vrai pouvoir. Comment faire en sorte de le restreindre ?
Si les managers incitent à l’autonomie individuelle dans la vie, en va-t-il de même avec l’autonomie collective dans le travail ?
M : Ils organisent bien des temps collectifs et prônent même le travail collectif, mais ces moments collectifs sont des réunions à leur sauce, par exemple sur les moyens de faire des économies d’électricité. Ils se sont réapproprié le terme de « collectif de travail » pour parler des réunions classiques qu’ils organisent alors que pour nous, ce terme désigne un groupe de personnes qui font le même travail et en parlent ainsi sur un pied d’égalité. C’est ce qu’on a revendiqué et fini par obtenir au bout d’un an et demi de lutte, sous forme de temps d’échange sans hiérarchie. Mais bien sûr, les chefs ont tout fait pour nous mettre des bâtons dans les roues.
Depuis 2013, vous participez au groupe Écran Total. Quel intérêt y a-t-il, pour vous qui tentez de défendre le sens de votre métier, de discuter et de vous organiser avec des profs, des libraires et des éleveurs, c’est-à-dire des métiers très différents, au « sens » très spécifique ?
K : J’aurais bien aimé que ces métiers restent éloignés, qu’on reste dans notre spécificité et qu’on se rencontre par curiosité de découvrir le métier de l’autre. Avec les autres personnes d’Écran Total, on partage déjà du commun : avoir réellement choisi notre métier. Mais j’étais vite sidérée d’entendre à quel point les choses se ressemblaient. Quand je dis « les choses », c’est le vécu d’un enseignant ou d’un éleveur, d’un médecin ou d’un boulanger. Partant de métiers différents, on constate que les mesures qui nous sont imposées sont les mêmes, et qu’elles le sont avec les mêmes mots. Les mécanismes et les discours sont identiques, ce qui montre à quel point les mesures sont fabriquées et plaquées d’en haut sur les différentes réalités professionnelles. Pouvoir échanger là-dessus, c’est déjà vital. Mais Écran Total permet aussi de construire des solidarités.
Rêvons un peu : dans l’idéal, à quoi pourrait aboutir Écran Total ?
K : Oh, mes rêves sont modestes : qu’à chaque fois qu’elles nous nuisent, on aille toutes et tous occuper les administrations.
M : Si l’on pouvait enfin inverser l’absurde hiérarchie sociale des activités et considérer les boulots parasitaires de managers, de gestionnaires, comme des boulots nuisibles, et les boulots utiles (éboueur, auxiliaire de vie…) comme des boulots nobles, ce serait déjà un grand pas en avant.
1 Pour commander la brochure : Écran total c/o Faut Pas Pucer Le Batz, 81140, Saint-Michel-de-Vax / ecrantotal@riseup.net
Cet article a été publié dans
CQFD n°151 (février 2017)
Trouver un point de venteJe veux m'abonner
Faire un don
Paru dans CQFD n°151 (février 2017)
Dans la rubrique Le dossier
Dans la rubrique Actualités
Par
Illustré par Caroline Sury
Mis en ligne le 06.02.2017
Articles qui pourraient vous intéresser
Dans CQFD n°151 (février 2017)
6 février 2017, 18:59, par Purgatore Impérium
Les chefs larbins vous font chier ?! Débarrassez-vous en !!!