Pour une poignée de cacahuètes

Par Rémy.

C’est une barre haute de dix étages et longue comme un stade de foot, une forteresse de béton noirâtre constellée de meurtrières. Par ces ouvertures équipées de ventilateurs asthmatiques, dix-neuf mille ouvrières et ouvriers happaient l’oxygène qui les empêchait de suffoquer tout à fait dans l’air saturé et surchauffé de leur cage industrielle. Aujourd’hui ils respirent mieux, mais leur gagne-pain est en cendres : dans la nuit du 29 novembre, un incendie a ravagé l’usine de Standard Group, l’un des plus gros sites de production textile de Gazipur, dans la lointaine banlieue de Dhaka. Des étiquettes de Zara, Gap, Wal-Mart et Marks & Spencer ont été retrouvées dans les restes calcinés des vêtements.

Pour une fois, ce n’est pas l’ignorance patronale des règles de sécurité qui a mis le feu. L’incendie s’est déclenché durant les heures de fermeture, son origine criminelle ne fait guère de doute. Le clapier fumait encore que le BGMEA, le tout puissant lobby des maîtres du textile bangladais, incriminait déjà un acte de malveillance des ouvriers. C’est toujours le même refrain lorsqu’une usine textile flambe au Bangladesh : pour s’exonérer des conditions mortifères imposées à leur main-d’œuvre et justifier leur refus de dédommager les victimes, les employeurs ont coutume de se défausser sur les travailleurs. Mais, ce coup-ci, il se pourrait que la version officielle tombe juste.

Depuis début novembre, la machine à coudre de la planète se heurte à une contestation sociale explosive. Des dizaines de milliers d’ouvriers pourtant interdits de vie syndicale ont cessé le travail à plusieurs reprises et battu les pavés de Dhaka. Du jamais-vu dans l’histoire du pays. Bravant les menaces de rétorsion et les flash-balls de la police anti-émeute, les manifestants ont réussi à bloquer des centaines d’usines, à chahuter l’ordre politique et à ébranler le bizness des marques de sape occidentales, choquées par l’extravagance de leur revendication : un salaire minimum de 100 dollars par mois. « Pour ne pas crever de faim après qu’on s’est tué à la tâche », expliquait un gréviste. Suite au massacre du Rana Plaza en juin dernier (1 200 ouvriers morts écrasés dans l’effondrement de leur usine), gouvernement et patronat avaient promis d’améliorer généreusement les queues de cerises versées aux quatre millions de travailleurs du textile bangladais. S’ensuivirent de longs conciliabules, au terme desquels on décida, le 13 novembre dernier, de porter le salaire minimum de 40 dollars aujourd’hui à 68 dollars à partir de janvier prochain. Une hausse appréciable en apparence mais dérisoire dans les faits, qui rattrape à peine la courbe grimpante de l’inflation.

À Gazipur, la colère continue de bouillir. Il se raconte que le patronat, soucieux de préserver les marges de ses acheteurs étrangers, se serait engagé à compenser l’ajustement salarial par une productivité accrue. Tu crèveras toujours de faim, mais tu te tueras un peu plus à la tâche. Pas étonnant que la forteresse soit partie en fumée.

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Paru dans CQFD n°117 (décembre 2013)
Dans la rubrique Made in Bangladesh

Par Olivier Cyran
Illustré par Rémi

Mis en ligne le 18.01.2014