Dette immonde

Analyses et actions

Faut pas payer !

« Il faut honorer ses dettes », c’est une question d’honnêteté, donc d’honneur. De cette obligation de réciprocité en théorie égalitaire – « rendre la pareille » – la dette est devenue une question de devoir moral et de subordination. Ne nous sentons-nous pas sur cette terre redevables à tout un tas de « créanciers » : Dieu, nos parents, la société, notre employeur, notre proprio ? D’ailleurs, tout le vocabulaire relié à la dette est religieusement oint des dimensions de pêché, de culpabilité, de faute : Geld (argent en allemand) a la même racine germanique que guilt (culpabilité en anglais) ; should (devoir en anglais) ressemble étrangement à Schuld (à la fois faute et dette en allemand) ; on remercie en étant l’obligé de quelqu’un (obliged, obrigado, etc…), donc à sa merci (mercy, pitié en anglais) en espérant sa grâce (gracias) soit sa miséricorde ; payer vient du latin pacare qui signifie pacifier, etc. Capté par l’État, les usuriers et les possédants, l’endettement devient un moyen d’asservissement et un instrument de domination. « Un substitut ingénieux pour la chaîne et le fouet de l’esclavagiste », notait l’écrivain Ambrose Bierce.

Dans un ouvrage roboratif et passionnant, déjà écoulé à des centaines de milliers d’exemplaires, l’anthropologue David Graeber analyse l’histoire de la dette sous un angle radical et propose de remettre les compteurs à zéro. Extrait :

« Il est plus que temps, je pense, de procéder à un jubilé de style biblique – un jubilé qui concernerait à la fois la dette internationale et la dette des consommateurs.

Il serait salutaire parce qu’il allégerait quantité de véritables souffrances humaines, mais aussi parce qu’il serait notre façon de nous remémorer certaines réalités : l’argent n’est pas sacré, payer ses dettes n’est pas l’essence de la morale, ces choses-là sont des arrangements humains, et, si la démocratie a un sens, c’est de nous permettre de nous mettre d’accord pour réagencer les choses autrement. Il me paraît significatif que, depuis Hammourabi, les grands États impériaux aient invariablement résisté à ce type de politique. Athènes et Rome ont établi le paradigme : même confrontées à d’incessantes crises de la dette, elles n’ont voulu légiférer que pour arrondir les angles, adoucir l’impact, éliminer les abus évidents comme l’esclavage pour dettes, utiliser le butin de l’empire pour distribuer toutes sortes d’à-côtés à leurs citoyens pauvres (qui, après tout, fournissaient les soldats de leurs armées) afin de les maintenir plus ou moins à flot – mais tout cela pour ne jamais autoriser aucune remise en cause du principe de la dette. La classe dirigeante des États-Unis semble avoir adopté une stratégie remarquablement similaire : éliminer les pires abus (par exemple les prisons pour dettes), utiliser les fruits de l’empire pour verser des subventions, visibles ou non, au gros de la population, ces dernières années manipuler les taux de change pour inonder le pays de produits bon marché venus de Chine, mais ne jamais permettre à quiconque de défier le principe sacré : nous devons tous payer nos dettes. Toutefois, à ce stade, ce principe a été démasqué comme un mensonge flagrant. En fait, nous n’avons pas « tous » à payer nos dettes. Seulement certains d’entre nous. Rien ne serait plus bénéfique que d’effacer entièrement l’ardoise pour tout le monde, de rompre avec notre morale coutumière et de prendre un nouveau départ.

Qu’est-ce qu’une dette, en fin de compte ? Une dette est la perversion d’une promesse. C’est une promesse doublement corrompue par les mathématiques et la violence. Si la liberté (la vraie) est l’aptitude à se faire des amis, elle est aussi, forcément, la capacité de faire de vraies promesses. Quelles sortes de promesses des hommes et des femmes authentiquement libres pourraient-ils se faire entre eux ? Au point où nous en sommes, nous n’en avons pas la moindre idée. La question est plutôt de trouver comment arriver en un lieu qui nous permettra de le découvrir. Et le premier pas de ce voyage est d’admettre que, en règle générale, comme nul n’a le droit de nous dire ce que nous valons, nul n’a le droit de nous dire ce que nous devons. »

David Graeber, Dette, 5 000 ans d’histoire (2011), éditions Les liens qui libèrent, 2013.

Faut occuper !

Le 17 septembre 2011, un peu plus de 1 000 personnes répondent à un appel à occuper Wall Street, lancé quelques mois avant par le magazine anticonsumériste Adbusters. Ces activistes, bientôt rejoints par des milliers d’autres, se rassemblent dans un parc du sud de Manhattan, à New York et finissent par établir un campement (avec cuisine collective, bibliothèques, tentes, etc.) qui se prolongera jusqu’à sa brutale évacuation par la police, dans la nuit du 14 au 15 novembre suivant. Dans l’intervalle, Occupy Wall Street aura essaimé un peu partout aux États-Unis, mais aussi ailleurs dans le monde, prolongeant la dynamique d’occupation des places popularisées par les Indignés espagnols, eux-mêmes inspirés par l’occupation de la place Tahrir au Caire. Les activistes d’Occupy se sont refusés à formuler des revendications précises, préférant dénoncer le pouvoir des « 1 % » contre le reste de la population, les « 99 % » et faisant le choix de l’expérimentation directe d’une démocratie radicale, fonctionnant par consensus.

Suite du dossier : par ici !

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Paru dans CQFD n°117 (décembre 2013)
Dans la rubrique Le dossier

Mis en ligne le 20.01.2014