Border Chronicle : la bataille des récits frontaliers
« Poser un contre-narratif à l’idée d’invasion »
Border Chronicle est un média né de la rencontre entre Melissa del Bosque, journaliste couvrant la frontière depuis les années 1990 au Texas, et Todd Miller, effectuant le même travail en Arizona. Désormais installé·es à Tucson, iels ont uni leurs forces pour éclairer l’actualité de la frontière sur le long terme. Les articles et podcasts publiés sur leur site proposent des analyses qui dépassent le traitement d’événements façon breaking news, pour laisser de la place à l’histoire et aux contextes, aux paroles et témoignages de celleux qui vivent la frontière. Une barricade faite de récits pour tenter de contrer les discours sécuritaires qui s’appuient sur le mur et gagnent toujours plus de terrain. Entretien avec Melissa del Bosque.
Quand avez-vous décidé de lancer ce média ?
« Le site a été mis en ligne en septembre 2021. On voulait que cette date renvoie au 11 septembre 2001, parce que c’est à partir de là que la frontière a vraiment changé, notamment avec la création du Department of Homeland Security [Département de la sécurité intérieure des États-Unis] et sa police dédiée, la ICE [Agence de police douanière et de contrôle des frontières]. À compter de cette date, la notion d’immigration a été complètement reconfigurée : tout était pensé en termes de sécurité nationale, de criminalisation, avec une attitude défensive de type “we’re under attack”. Une sorte de chaos sécuritaire. »
La plupart des médias ont peur de se voir accusés d’être “partisans”. C’est une tradition ici : ne pas prendre position, donner la parole aux deux partis
Pourquoi l’Arizona ?
« On trouve dans cet État un important tissu de collectifs et chercheurs travaillant sur la frontière, ainsi que beaucoup de militants locaux qui s’impliquent dans l’aide aux personnes en migration. C’est sans doute parce que la traversée sur ce territoire est éminemment dangereuse et que le nombre de morts ne cesse d’augmenter. Dans les communautés frontalières, cette situation passe très mal et les gens se mobilisent naturellement pour tenter de sauver des vies. On peut notamment citer les collectifs Human Borders ou No More Deaths, qui s’inscrivent dans l’héritage du Sanctuary Movement1 né à Tucson. Ceux-ci déposent de l’eau dans le désert et tentant de venir au secours des personnes en détresse. »
Quelle évolution voyez-vous dans le traitement médiatique de la frontière ?
« Todd et moi avons commencé à écrire sur le sujet à la fin des années 1990 et les choses n’ont fait qu’empirer. Il y a tellement de désinformation que les gens sont perdus. Dans le monde entier, des politiques autoritaires se saisissent de la question migratoire et accèdent au pouvoir en s’appuyant sur des boucs émissaires. Mais la particularité des USA, c’est une grande méfiance vis-à-vis de l’histoire, même sur le court terme. Les événements du 6 janvier 20212 ont par exemple été normalisés, alors qu’ils étaient d’une gravité exceptionnelle : une tentative de coup d’État, ce n’est pas rien. Mais quand tu écris un article où tu parles de fascisme, on te répond de façon très violente. On te dit que tu dramatises, que tu es partisane.
Sous l’administration Trump, le Congrès a accepté d’y investir des milliards de dollars, mais Biden a continué ce plan
La plupart des médias ont peur de se voir accusés d’être “partisans”. C’est une tradition ici : ne pas prendre position, donner la parole aux deux partis. C’était différent au XIXe siècle, avec des journaux très engagés, mais ça a changé après la Seconde Guerre mondiale, où tout le monde s’est rangé sous une bannière neutre. Voilà comment aujourd’hui, les journalistes en arrivent à traiter Trump comme s’il était un politique lambda, normalisant ses positions qui sont d’une extrême radicalité. »
A priori, on a dépassé la neutralité... Comment la propagande de Trump sur le mur a-t-elle pu s’imposer à ce point ?
« Lors de son premier mandat, beaucoup de grands médias envoyaient des journalistes à la frontière avec une vision critique sur sa politique. Notamment sur la manière dont les familles étaient séparées. Mais ils sont partis quand Biden est arrivé au pouvoir. Il ne restait plus que les médias d’extrême droite comme la chaîne Fox News, qui ont tout de suite posé un discours très cadré, basé sur l’idée que les frontières seraient ouvertes sous Biden et qu’il y aurait une invasion. Une vision proche des tenants du grand remplacement : les Américains blancs seraient menacés par des migrants de couleur venus prendre leur place. En ce moment, par exemple, ils véhiculent une information complètement fausse selon laquelle les démocrates laissent entrer des migrants pour qu’ils votent pour eux. Ces mensonges, répétés en boucle, s’inscrivent dans le grand écosystème Make America Great Again (MAGA), et sont repris par des créateurs de contenus sur les réseaux sociaux.
Il faut dire aussi qu’il n’est plus vraiment question de parti républicain, mais d’un parti MAGA, radical, nationaliste, cleptocratique, corrompu. Et les influenceurs de cette mouvance adorent monétiser la question des migrations. Plus ils gagnent d’argent, plus ils se montrent agressifs, plus ils attirent d’attention et plus ils peuvent vendre en ligne divers produits. Parler migration est donc vendeur aussi bien politiquement que pour faire de l’argent, tandis que les algorithmes favorisent ce type de prise de parole. »
On dit souvent « le mur de Trump », mais ce n’est pas lui qui a pris cette initiative. Et a priori, les démocrates ne sont pas sur la touche quand il s’agit de le renforcer...
« Oui, le projet a démarré bien avant Trump. J’ai vu le mur apparaître au Texas en 2006 : il a été érigé par Georges W. Bush et Obama a continué sa construction. En Californie, ça remonte au mandat de Clinton, fin des années 90. J’ai grandi à San Diego et je me rappelle de cet horrible mur fait de bouts de vieilles pistes d’atterrissage provenant de la guerre du Vietnam. Celui-ci a donc commencé à être érigé en Californie avant de se déplacer vers l’est. Depuis, ils en ont construit des kilomètres en Arizona et au Texas.
Aller voir la réalité, c’est comme un vaccin contre la propagande, contre l’autoritarisme
Sous l’administration Trump, le Congrès a accepté d’y investir des milliards de dollars, mais Biden a continué ce plan, ajoutant des portes, rehaussant le mur, n’envisageant jamais une autre politique. La tactique des démocrates est de parler de frontières intelligentes, de technologies high-tech : cela passe mieux auprès des gens progressistes. Ils aiment prôner les tours de surveillance, les détecteurs, les drones, les caméras... Du matériel moins visible, mais qui pousse les personnes à traverser par le désert, où ils meurent. Le nombre de morts ne cesse donc de grimper3. C’est vraiment une dynamique bipartisane, avec les deux côtés investis dans le mur au sens large, au service d’un système économique où des entreprises touchent des millions de dollars. C’est comme une boule de neige dévalant la pente et devenant de plus en plus grosse. Et personne ne peut ou ne veut la stopper. »
Comment pourrait-on s’y prendre ?
« Je crois que le grand défi pour les USA, comme pour d’autres pays, notamment en Europe, c’est de trouver d’autres récits. Il va y avoir de plus en plus de déplacements de population à cause du réchauffement climatique, de la corruption, des conflits politiques. Et la rhétorique de l’envahisseur est efficace. Elle s’impose immédiatement en réponse à la colère. Les démocrates sont coincés au coin du ring. Ils se contentent de répondre à ces récits, ou font comme s’ils n’existaient pas : c’est une fuite en avant.
Plus tu es loin du mur, plus tu aspires à sa construction et moins tu connais la réalité
J’ai travaillé dans un environnement tellement conservateur au Texas que j’ai l’habitude d’avoir en face de moi des personnes désapprouvant absolument tout ce que je fais ou écris. Ma carrière entière a été une réponse à cela. Je me suis efforcée de placer le lecteur dans la peau de celui qui est en situation de migration. Cela permet d’aller contre les stéréotypes, et de montrer en quoi telle personne partage tant de choses avec toi et pourrait être toi. C’est probablement très naïf, mais il faut bien commencer quelque part. Voilà ce qu’on essaye de faire dans Border Chronicle, en ajoutant beaucoup de contexte, d’histoire, d’analyses, pour montrer comment ces personnes se retrouvent dans ces situations, et nous avec, et que cela ne s’est pas passé du jour au lendemain. Ce pays a une tradition d’hostilité contre les migrants, qui se manifeste de manière cyclique. Rappelons qu’il a été fondé sur un génocide, rejetant le droit des natifs à vivre sur leurs terres. Nous sommes à la suite d’une longue histoire de narratifs excluants. »
Pour contrer ces récits, il faut donc se cogner à la réalité du mur plutôt que de le fantasmer...
« C’est pour ça que les collectifs qui s’organisent ici sont si précieux. Ils agissent depuis plusieurs décennies, avec parfois des gens qui viennent de loin, d’autres États américains, voire d’autres pays, se rendant à la frontière à la rencontre des gens qui passent. Ils leur parlent, font connaissance, et déplacent les récits réactionnaires : ce sont souvent des familles qu’ils secourent, ce qui accentue encore l’identification aux personnes. Quand on est engagé là-dedans, l’idée d’envahisseurs devient risible. Une fois que les gens ont fait cette connexion, cela enlève toute peur. Aller voir la réalité, c’est comme un vaccin contre la propagande, contre l’autoritarisme.
Le monde est trop abîmé pour un nouveau mandat Trump
Plus tu es loin du mur, plus tu aspires à sa construction et moins tu connais la réalité. La propagande répétée jusqu’à la nausée produit ce genre d’effet. Un bon pourcentage d’Américains croit qu’il y a une invasion. C’est le cas au Texas, un laboratoire pour la galaxie MAGA. Avec leur gouverneur, Greg Abott, ils ont continué comme si Trump était toujours en place et ont investi des millions et des millions dans la militarisation. Là-bas, la frontière ressemble à une zone de guerre, presque hollywoodienne, et dégage une impression d’agression, de répression. Entre les différentes agences mobilisées, les véhicules blindés, les barbelés, cela ressemble à un show ! »
Trump a parlé de déporter en masse les personnes exilées s’il l’emporte...
« Je crois qu’il a parlé de 15 millions de personnes, alors qu’on estime à 11 millions le nombre d’immigrants clandestins dans le pays. Le pire, c’est qu’il y a souvent des situations complexes : par exemple un père sans papier, mais dont la famille a été régularisée, sachant qu’acquérir la citoyenneté peut prendre des années. Nous verrons bien ce qu’il en est, sachant que Trump fait souvent ce qu’il dit. Dans le même registre, il a aussi annoncé qu’il voulait déployer des militaires à la frontière et qu’il allait s’attaquer aux ennemis intérieurs. En 2016, Trump a été pris par surprise : il ne s’attendait pas à l’emporter et il a mis du temps à s’organiser. Cette fois-ci, il reviendra accompagné de gens encore plus extrêmes et il fera tout pour appliquer son programme. Regardez le “projet 2025” de la fondation Horizon4... Des populations entières vont se prendre sa politique en pleine face : les familles mexicaines déjà évoquées, mais aussi les gens de la classe ouvrière qui le supportent, qui croient à ses mensonges, mais paieront le prix du fascisme s’il passe.
Au Mexique, on appelle ça la malédiction des 100 ans. Un nivellement par le bas qui revient de manière cyclique. J’ai la sensation que c’est pareil partout dans le monde, en parallèle du gigantesque bouleversement en matière de technologie, de médias, de climat. Les gens veulent tout foutre en l’air et se raccrochent à des fantasmes. Même à gauche on entend des gens qui disent “merde, laissons-le gagner, qu’on reparte à zéro”. Le monde est trop abîmé pour un nouveau mandat de Trump. Quand tout sera en feu, certains demanderont : comment est-ce que ça a été possible ? »
1 Campagne médiatique, politique et religieuse lancée au début des années 1980 pour attirer l’attention sur le sort des exilé·es d’Amérique centrale, avec diverses églises se posant comme refuge pour personnes en détresse.
2 C’est ce jour-là que des militants de divers groupes états-uniens d’extrême droite ont envahi le Capitole pour tenter d’influer sur le résultat des présidentielles et la victoire de Biden. Bilan : 5 morts.
3 686 morts ou disparus ont été comptabilisés à la frontière en 2022. Lire notamment : « La frontière entre les États-Unis et le Mexique est l’itinéraire migratoire terrestre le plus meurtrier au monde », site de l’OIM (12/09/23).
4 Œuvre d’un think tank conservateur, le « projet 2025 » est considéré par certains comme une feuille de route du prochain mandat Trump et a suscité de nombreuses controverses. Lire notamment, « “Project 2025”, une feuille de route trop extrême même pour Donald Trump ? », France 24 (10/07/2024).
Cet article a été publié dans
CQFD n°236 (décembre 2024)
Dans ce numéro, vous trouverez un dossier spécial États-Unis, faits de reportages à la frontière mexicaine sur fond d’éléction de Trump : « Droit dans le mur ». Mais aussi : un suivi du procès de l’affaire des effondrements de la rue d’Aubagne, un reportage sur la grève des ouvriers d’une entreprise de logistique, une enquête sur le monde trouble de la pêche au thon.
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Paru dans CQFD n°236 (décembre 2024)
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Mis en ligne le 16.12.2024
Dans CQFD n°236 (décembre 2024)
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