Résistance et sabotage

Pertuis : face aux bétonneuses, des patates frondeuses

En bordure de Pertuis, petite ville d’environ 20 000 âmes au sud-est du Vaucluse, un projet d’extension d’une zone d’activité menace de faire disparaître 86 hectares de terres fertiles. Sur le terrain, la lutte s’organise. Aux côtés des habitants mobilisés, des militants ont investi des maisons inoccupées, ensemencé plusieurs parcelles et renommé les lieux la « ZAP » : Zone à patates. Les 14 et 15 mai derniers, deux journées de rencontres et de déambulation revendicatives et festives y étaient organisées. Reportage.
Illustration d’Aurélien Godin

C’est un trou de verdure où coulent deux rivières, la Durance et l’Èze – parcouru de canaux d’irrigation du 19e siècle qui font du sud de l’agglomération de Pertuis (Vaucluse) une agréable oasis au milieu des calcaires arides. Enserrés entre une départementale fréquentée et la route qui mène à l’A51, une poignée de maisons et un étang où les araignées d’eau patinent sous les ombrages marquent l’entrée du Parc naturel régional du Lubéron. À proximité immédiate de ce petit paradis, un parking de bus et un hôtel Ibis annoncent l’inévitable ZAC qui défigure les abords de bien des villes moyennes de France, avec ses Darty, Kiloutou et autres King Jouet. Jusque-là, classique. Sauf qu’ici, l’asphalte semble voué à se répandre comme la vérole sur le bas-clergé : depuis une dizaine d’années, un projet d’agrandissement de l’actuelle zone d’activités (pourtant loin d’être saturée) menace 86 hectares de jardins et de terres humides ou agricoles particulièrement fertiles.

Flottant sur la ville comme l’ombre de Godzilla sur Tokyo, celle de Roger Pellenc, 77 ans aux fraises, maire (divers droite) de Pertuis depuis 2008 et surtout pionnier, au début des années 1970, de la fabrication de machines viticoles. Son entreprise principale, Pellenc SA, emploie aujourd’hui 1 800 salariés dans le monde (dont 500 à Pertuis), pour un chiffre d’affaires annuel dépassant les 100 millions d’euros. Entre 2011 et 2017, Pellenc a progressivement cédé les parts qu’il possédait dans la maison-mère ainsi que dans son ancienne filiale Pellenc ST (poids lourd européen de la machine à trier les déchets, fondée en 2001), mais il conserve la direction de Pellenc Energy, start-up spécialisée dans la conception de batteries au lithium. Et ce qui devait arriver arriva : le maire Roger Pellenc s’apprête à faire un gros cadeau à l’industriel Pellenc Roger, aux frais de Mère Nature. Au cours de l’enquête publique (menée du 2 décembre 2019 au 2 janvier 2020), les trois entreprises qui portent le nom de Pellenc ont exprimé leur intérêt pour une trentaine des 86 hectares en jeu. Outre le risque flagrant de conflit d’intérêts1, la menace pèse sur l’environnement privilégié qui sépare Pertuis de la Durance.

Branle-bas de combat

Pour bon nombre d’habitants du coin, ça ne passe pas. Depuis que les Pertuisiens ont découvert en 2018 l’ampleur du projet (dans les tuyaux depuis au moins 2013), agriculteurs et riverains sont vent debout2. Regroupés au sein de l’association Terres vives Pertuis, ils attaquent en justice la déclaration d’utilité publique délivrée par l’État le 25 juin 2020. À l’automne, ils sont rejoints dans leur combat par des militants écologistes qui investissent la zone. Sur les parcelles, ces derniers sèment légumineuses, cultures potagères, blé, pommes de terre... et rebaptisent les lieux « ZAP » : « Zone à patates ». Puis, en novembre dernier, ils passent la vitesse supérieure et occupent cinq maisons vacantes, rachetées par l’établissement public foncier (EPF) de Provence-Alpes-Côte d’Azur (Paca) qui encadre le projet. Située au cœur de la région Paca, la ZAP tire profit de cet emplacement stratégique : des renforts viennent périodiquement des quatre coins du territoire prêter main forte aux occupants permanents.

Les 14 et 15 mai dernier, plus de 600 personnes les ont rejoints le temps d’un week-end de résistance et de soutien à la ZAP, dont la préfecture a ordonné l’expulsion au 31 mars dernier. Au programme du samedi, un grand charivari : plusieurs kilomètres de parcours « en partie dans la zone d’activité et à travers les terres menacées », avec « chars, costumes, fanfares… Bref, un carnaval joyeux, revendicatif et déterminé », comme l’annonçait le flyer. Le lendemain, assis sur la terrasse d’une des bicoques occupées, les habitants3 des lieux ont les traits tirés mais le sourire aux lèvres : « Tout s’est bien passé et on est vraiment contents d’être parvenus à mobiliser autant de monde. » Il faut dire que l’information avait tourné. Notamment à Marseille, grâce à l’investissement d’un collectif de soutien qui, entre deux allers-re tours sur la zone, s’est échiné à recouvrir d’affiches les murs de la ville et à organiser des soirées pour communiquer autour de la lutte.

« Bref, un carnaval joyeux, revendicatif et déterminé »

Autre relais, de résonance nationale cette fois, les Soulèvements de la Terre, réseau de luttes locales agrégeant différentes formes de « résistances climatiques, territoriales, paysannes4 ». Le week-end des 14 et 15 mai constituait même l’acte II de leur Saison 3, après une première campagne de mobilisations et d’actions contre la bétonisation et l’artificialisation des sols et une deuxième contre l’accaparement des terres par l’agro-industrie. Localement, les occupants de la ZAP sont aussi épaulés par la Confédération paysanne, qui prête notamment la main pour les relations avec les officiels. Ils peuvent aussi compter sur la solidarité des Gilets jaunes, particulièrement mobilisés dans les environs.

Coups de pression

En face, les rapports avec les forces de l’ordre, qui maintiennent une pression diffuse autour du site, « sont très étonnants », soufflent les habitants de la ZAP. À titre d’exemple, bien que le charivari ait été largement médiatisé et interdit par arrêté municipal, les pandores n’auraient envoyé que trois véhicules pour quadriller le parcours. Autant dire qu’ils se sont trouvés quelque peu débordés lorsqu’une partie des manifestants ont entrepris de rectifier la carrosserie d’une rangée de vendangeuses de chez Pellenc. Un acte de sabotage en bonne et due forme, revendiqué sur LundiMatin5.

Pour des raisons peu claires, du côté de l’État une certaine modération semble de mise. D’après les occupants, « a priori, la consigne c’était : “On ne veut pas d’un Rémi Fraisse6 avant les élections.” » Et après les élections ? Il faut dire qu’à Pertuis la répression vient surtout d’ailleurs, et elle ne prend pas de gants. En décembre dernier, la mairie a envoyé des engins de chantier, escortés par la police municipale, détruire deux maisons amiantées « sans avertir les éventuels occupants ni même couper préalablement l’eau et l’électricité », fulminent les zapistes.

Cinq mois plus tard, les habitants de la ZAP le reconnaissent : « Honnêtement, on ne pensait pas qu’on serait encore là pour le charivari... » Et d’en conclure : « C’est la preuve qu’on ne dérange pas tant que ça. » Mais la menace de l’expulsion continue de planer, d’autant plus sournoisement que l’attitude des autorités est peu lisible. Déterminés, les occupants comptent bien continuer d’investir l’endroit, en développant les cultures, et même, pourquoi pas, y faire un peu d’élevage… Autant de bâtons dans les roues des bétonneuses.

Par Tiphaine Guéret & Laurent Perez

3 Les paroles recueillies ici sont restituées de façon collective.

4 « (R)appel », à lire sur le site des Soulèvements de la Terre. Voir aussi « To do-list : désarmer le béton, reprendre la terre, sortir les poubelles », CQFD n° 200 (juillet-août 2021).

6  Rémi Fraisse est un jeune militant écologiste tué lors d’une intervention des gendarmes mobiles sur la ZAD de Sivens (Tarn) en 2014.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°210 (juin 2022)

Dans ce numéro de juin criant son besoin « d’air », un dossier sur la machine répressive hexagonale et les élans militants permettant de ne pas s’y noyer et d’envisager d’autres horizons. Mais aussi : un long reportage à Laâyoune, Sahara Occidental, où les candidats à la traversée pour les Canaries sont traqués par les flics marocains, une visite dans la Zone À Patates (ZAP) de Pertuis, un dialogue sur les blessures de la guerre d’Algérie, de la boxe autonome, une guérilla maoïste indienne, des Trous orgasmiques…

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